SOURCE : Cass 1ère civ 10 juillet 2014, n° 13-15511, FS-P+B+I
L’arrêt avait déjà été commenté pendant la période estivale par VIVALDI-Chronos[1], mais l’importance de cette décision au regard de la stratégie du recouvrement bancaire est telle qu’elle mérite d’être détaillée au-delà même des attendus de la Cour de cassation, notamment dans ses applications pratiques à destination des services contentieux des établissements bancaires.
I – EVOLUTION DE LA JURISPRUDENCE DE 2012 A 2014
Avant 2012, les organismes de crédit immobilier vivaient une époque formidable. Ils échappaient systématiquement à l’exception de prescription qui n’existait pas pour ce type de crédit, en raison de l’absence de disposition spécifique comme celle que l’on connait, à l’article L 311-52 du Code de la consommation imposant au prêteur à la consommation, un délai biennal préfix de 2 ans pour agir.
Mais c’était avant l’arrêt du 28 novembre 2012[2] qui va entamer un processus d’alignement des délais de prescription du crédit immobilier sur ceux du crédit à la consommation, par un seul et unique moyen ainsi rédigé :
« Vu l’article L. 137-2 du code de la consommation,
Attendu qu’en vertu de ce texte, l’action des professionnels, pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs, se prescrit par deux ans ;
Attendu, selon l’arrêt attaqué, que, suivant acte authentique du 27 mai 2003, M. X… a souscrit deux emprunts auprès du Crédit du nord, devenu la Banque Kolb ; que la déchéance du terme a été prononcée le 10 février 2006, à la suite d’impayés ; que, le 12 juillet 2010, la banque lui a délivré un commandement de payer aux fins de saisie immobilière ;
Attendu que, pour débouter M. X… de sa demande tendant à voir constater la prescription de la créance et juger nul le commandement, l’arrêt retient que le texte précité ne concerne pas les crédits immobiliers et que les créances en cause seront prescrites en cinq ans à compter de l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, soit en juin 2013 ;
Qu’en statuant ainsi, quand les crédits immobiliers consentis aux consommateurs par des organismes de crédit constituent des services financiers fournis par des professionnels, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; »
Pour faire le lien avec l’article L 137-2 du Code de la consommation qui dispose que « l’action des professionnels pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs, se prescrit par deux ans », la Cour de cassation qualifie le crédit immobilier de prestation de services financiers.
Cette évolution jurisprudentielle semblait être maitrisée par les services de recouvrement des établissements bancaires qui pensaient pouvoir différer la vente aux enchères publiques du bien immobilier acquis avec l’aide du prêt, en ayant recours à la reconnaissance de dette ou à la mise en place de moratoire ; ces deux opérations étant susceptibles d’interrompre la prescription.
Chacun semblait y retrouver son compte. L’établissement bancaire repoussait une mesure impopulaire, humainement délicate à mettre en place (la saisie immobilière), alors que de son côté, le débiteur, avec la compréhension de son prêteur de deniers, pouvait faire une pause plus ou moins longue dans le remboursement de son prêt, tout en continuant à occuper un immeuble sans avoir à rechercher une location.
Mauvaise idée : la première Chambre civile de la Cour de cassation faisant œuvre de droit prétorien, juge que le délai de l’article L 137-2 est un délai préfix.
Là encore, l’attendu de principe mérite d’être cité :
« Attendu que pour déclarer recevable l’action de la banque malgré l’annulation des commandements de payer ayant privé ceux-ci de tout effet interruptif de prescription, l’arrêt retient que le point de départ du délai de prescription biennale de l’article L 137-2 du Code de la consommation doit être fixé à la date de déchéance du terme du prêt immobilier, soit au 30 juin 2009, et que M. Q. a ensuite reconnu sa dette dans l’assignation délivrée le 28 février 2011, en sorte qu’un délai inférieur à deux années s’est écoulé entre cette reconnaissance valant interruption de la prescription et la saisine de la banque tendant à la vente judiciaire des biens débiteur ;
Qu’en statuant ainsi, la Cour d’appel a violé par fausse application les textes susvisés. »
En statuant ainsi, la Première Chambre civile a, à l’évidence, érigé en principe que l’article L 137-2 était un délai préfix[3], et que ce délai s’appliquait au recouvrement des créances de crédit immobilier. Certes, l’arrêt commenté ne définit pas le délai qu’elle pose, mais la méthode n’est pas nouvelle comme le déplore d’ailleurs un rapport du sénat[4] qui précise :
« qu’on pourrait songer à se rallier au seul argument d’autorité : un délai est préfix lorsqu’il est déclaré tel par la loi et la jurisprudence. Las, souvent les Juges ne se prononcent pas précisément sur la qualification d’un délai, et se bornent à statuer sur un élément de régime. »
Mais il ne fait nul doute ici qu’en censurant la Cour d’appel, qui avait admis la reconnaissance de dette du débiteur comme cause interruptive de prescription, la première Chambre fait référence aux principes qui régissent le délai préfix.
Même si les juristes savent depuis fort longtemps que droit et équité ne font pas toujours bon ménage, on peut quand même préciser que la sanction sera essentiellement supportée par ceux des établissements de crédit qui ont porté un regard bienveillant sur la situation de leurs débiteurs.
Devons-nous pour autant considérer que le banquier doit désormais, sans délai et sans suspension, engager des poursuites contre ses débiteurs malheureux mais de bonne foi, et que tous ceux qui ne se sont pas pliés à cette règle se verront inexorablement opposer la forclusion ?
Ce serait alors sans compter l’avis divergeant posé par la deuxième Chambre de la Cour de cassation le 9 janvier 2014[5], qui juge à l’inverse :
« Mais attendu qu’ayant souverainement retenu qu’en sollicitant le plan conventionnel par lequel sa dette avait été aménagée, Mme X… avait reconnu la créance de la banque, de sorte que le délai de prescription avait été interrompu en application de l’article 2240 du code civil, c’est sans méconnaître les dispositions des articles L. 331-6 et L. 331-7 du code de la consommation que la cour d’appel a statué comme elle l’a fait ; »
Les praticiens ne pourront que regretter la naissance d’une nouvelle divergence jurisprudentielle entre la première et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, de sorte qu’un créancier risque d’être plus ou moins heureux en fonction de la chambre devant laquelle son dossier sera examiné.
Pour autant, la position adoptée par la deuxième Chambre est à prendre au sérieux dans la mesure où il s’agit d’un arrêt de section (FS : entre 9 et 15 magistrats participent à la décision, à la différence de l’arrêt de la première Chambre, qui est un arrêt de formation restreinte FR : 3 magistrats)[6].
En attendant un arbitrage de la Chambre Mixte ou de l’Assemblée Plénière, les services contentieux devront considérer que le délai de l’article L137-2 est préfix. Conséquences…
II – PORTEE PRATIQUE DE L’ARRET DE LA PREMIERE CHAMBRE : UN PIEGE ET UNE SOURCE D’INCERTITUDE POUR LE PRETEUR.
Il faut d’abord faire le constat que la Cour de cassation s’éloigne de plus en plus du principe doctrinal selon lequel la prescription n’est rien d’autre qu’une présomption de paiement. En matière de crédit aux consommateurs (crédit à la consommation ou crédit immobilier), la prescription est désormais la sanction du créancier peu diligent à faire valoir ses droits.
Désormais, la règle est claire. Elle s’applique d’ailleurs de façon distincte suivant que le crédit immobilier est consenti à un consommateur ou à un professionnel.
II – 1. Crédit immobilier consenti à un consommateur : forclusion 2 ans (à confirmer)
En pratique, la forclusion s’applique de la manière suivante :
Point de départ de la forclusion : le premier incident de paiement non régularisé[7] ;
Date de forclusion : 2 ans après ;
Le délai préfix est généralement d’ordre public ; ce caractère emportant en principe 3 conséquences :
– la prohibition des aménagements contractuels, notamment après la naissance de l’incident par la reconnaissance de dettes en contrepartie de la mise en place d’un nouveau moratoire ;
– l’interdiction de renoncer à une forclusion acquise[8] ;
– le pouvoir du Juge peut relever d’office ce moyen[9].
– la simple saisine par le débiteur de la Commission de surendettement n’entraîne pas non plus la suspension de la prescription, puisque cette saisine n’a pas pour effet de suspendre de plein droit les procédures d’exécution immobilières en cours contre les débiteurs[10], sauf accord des créanciers ou du Juge[11]. Certes, s’agissant d’une action en recouvrement de crédit à la consommation, la première chambre Civile avait jugé[12] que la saisine de la Commission de surendettement interrompait le délai de prescription. Mais sur ce point, il faut remarquer que l’arrêt n’a pas été publié d’une part, et qu’il concerne le crédit à la consommation d’autre part. De surcroit, la Cour statue sur les textes applicables à la prescription / forclusion d’avant la réforme de 2008. Or il n’est pas certain qu’à la faveur de cette réforme la forclusion ne puisse être suspendue qu’à la faveur d’une décision de justice et l’interruption d’une action contentieuse en recouvrement menée jusqu’à son terme[13].
Cette nouvelle règle du jeu doit désormais inciter les services contentieux à n’interrompre leurs poursuites que sur décision de justice…et rien d’autre.
II – 2. Crédit immobilier consenti à un professionnel ou un commerçant : prescription 5 ans
Le principe est posé :
à l’article L 110-4 du Code de Commerce pour les commerçants ou entre commerçants et non commerçants ;
à l’article L 2224 du Code Civil, dans les rapports entre un établissement bancaire et un professionnel, la prescription commençant à courir : « 5 ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Dans les 2 cas, il s’agit d’une prescription régie par l’article 2232 du Code civil ainsi rédigé :
« Le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de prescription extinctif au-delà de 20 ans à compter du jour de la naissance du droit (…). »
Pour mémoire :
La suspension
– arrête temporairement le cours de la prescription extinctive sans effacer le délai déjà couru[14] ;
– la suspension agit contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi et de la convention, ou de la force majeure[15] (par exemple : troubles mentaux, attente d’opérations de partage, attente d’autorisation administrative, procédure collective, expertise, etc.) ;
Interruption
– elle efface le délai de prescription acquis et fait courir un nouveau délai de même durée que l’ancien[16] ;
– la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il se prescrivait interrompt le délai de prescription[17] ;
– de la même manière que la demande en justice, même en référé[18] ;
– on relèvera également que le délai de prescription (et même le délai de forclusion) est également interrompu par un acte d’exécution forcée[19], l’interruption à l’encontre de l’un des codébiteurs s’appliquant à l’ensemble des codébiteurs[20].
SYNTHESE OPERATIONNELLE :
L’établissement bancaire ou de crédit doit désormais composer dans son recouvrement de créance, en fonction de ce que le prêt a été accordé à un consommateur ou à un professionnel/commerçant :
si le prêt a été accordé à un consommateur, le point de départ commencera à courir à compter du premier incident non régularisé. Il ne pourra être suspendu qu’à la faveur d’une interdiction judiciaire ou légale de poursuivre et interrompu que par un règlement du débiteur (dans le délai de la prescription) ou un acte de procédure à l’initiative du créancier (assignation aux fins d’obtention d’un titre ou procédure d’exécution) ;
si le prêt est consenti à un commerçant ou à un professionnel, la prescription quinquennale continue à s’appliquer. Elle pourra être suspendue ou interrompue selon les conditions de droit commun.
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Eric DELFLY | ||
Vivaldi-Avocats |
[1] VIVALDI-Chronos 28 août 2014 : Me Geneviève FERRETTI « Le Point de départ du délai de prescription biennale en matière de prêt immobilier »
[2] Cass 1e civ 28 novembre 2012, RG 11-26508, FS-P+B+I
[3] Le délai préfix devrait s’appliquer à toute prestation de service et pas seulement aux crédits immobiliers ou à la consommation
[4] Pour un droit de la prescription moderne et cohérent : rapport d’information n° 338 (2006/2007) déposé le 20 juin 2007
[5] Cass 2ème civ, 9 janvier 2014, n°12-28.272, F-P+B
[6] Cependant, la première Chambre ne faisait que confirmer une jurisprudence jusqu’alors constante, alors que l’arrêt de la deuxième Chambre est sans nul doute un revirement.
[7] Corrélativement, en vertu de la règle selon laquelle tout règlement vient s’imputer sur la dette la plus ancienne, les règlements postérieurs, même partiels effectués par le débiteur, repoussent d’autant la prescription en fonction du tableau d’amortissement. En revanche, la notification de la déchéance du terme n’est pas interruptive de prescription (cf arrêt commenté)
[8] Cass 1ère civ, 7 mai 1923
[9] Cass 1ère civ, 30 octobre 1995, n°93-04.226, Bulletin 1995 I N° 385 p. 269
[10] Cass 1ère civ, 5 décembre 2000, n°98-21000, Bull civ I n°316 p205
[11] Ainsi, les créanciers peuvent même après le dépôt du dossier auprès de la Commission, non seulement poursuivre les procédures d’exécution engagées contre les débiteurs, mais également engager de nouvelles poursuites : Cass 2e civ 5 février 2009, n°07-21.117, Publié au bulletin
[12] Cass civ 1, 18 févier 2009, n° 08-11254
[13] Ainsi par exemple, la renonciation par la péremption à un commandement aux fins de saisie immobilière publié replacera le point de départ du délai de forclusion au dernier incident non régularisé.
[14] Article 2230 du Code civil
[15] Article 2234 du Code civil
[16] Article 2231 du Code civil
[17] Article 2240 du Code civil
[18] Article 2241 du Code civil
[19] Article 2244 du Code civil
[20] Article 2245 du Code civil