SOURCE : Cass com 24/03/2015, n° 14-10.175 FS-P+B
I – Un principe d’inopposabilité réaffirmé
A quelques semaines du projet de publication de la loi Macron, qui instaure une insaisissabilité de droit de la résidence principale des entrepreneurs individuels[1], il nous a semblé utile de commenter le dernier arrêt publié à la Cour de Cassation, qui confirme sa jurisprudence selon laquelle le débiteur peut opposer à son liquidateur, la déclaration d’insaisissabilité qu’il a publiée avant sa mise en liquidation judiciaire.
A la base, un liquidateur judiciaire qui tente de résister à la position de la Cour de Cassation sur l’opposabilité de la déclaration d’insaisissabilité publiée sur tout ou partie du patrimoine non professionnel de son débiteur entrepreneur individuel (en l’espèce un agriculteur), sur la base d’une argumentation que nous avions déjà évoquée dans un article publié sur VIVALDI-Chronos en juillet 2012[2].
C’est ainsi que notre liquidateur va solliciter et obtenir du Juge-Commissaire à la procédure collective de l’agriculteur, une ordonnance autorisant la vente aux enchères publiques d’un bâtiment agricole pourtant frappé d’insaisissabilité, par la publication d’un acte antérieur à l’ouverture de la procédure collective.
Celui-ci est même parvenu à faire admettre sa théorie jusque devant la Cour d’Appel de BOURGES[3], laquelle en substance, avait jugé que :
« La déclaration d’insaisissabilité n’est opposable qu’au créancier dans les droits qui sont nés postérieurement à la publication de cette déclaration et à l’occasion de l’activité professionnelle du déclarant ;
Qu’en l’espèce (le débiteur) ne conteste pas avoir des dettes personnelles antérieures à la déclaration d’insaisissabilité, notamment un prêt immobilier étranger à son activité professionnelle ;
Que dans la mesure où il existe au moins un créancier auquel la déclaration d’insaisissabilité est inopposable, c’est à bon droit que le premier Juge a fait droit à la requête (du liquidateur), le fait de la présence d’un créancier admis à qui est inopposable la déclaration d’insaisissabilité du bien, étant suffisant pour que les poursuites puissent s’exercer sur cet élément d’actif ;
Que les deux parties reconnaissent l’existence de la collectivité des créanciers (du débiteur) de plusieurs créanciers dont la créance est extra-professionnelle ;
Qu’en conséquence, dès lors qu’il existe au moins un créancier auquel cette déclaration est inopposable, l’immeuble tombe dans la saisie collective ;
Que si les textes sur l’insaisissabilité limitent la liberté de saisir, ils ne prévoient pas un droit de préférence sur le prix de vente de l’immeuble en cause ;
Qu’il en résulte que le liquidateur a intérêt à agir, puisque les fonds de la vente seront partagés entre tous les débiteurs. »
L’arrêt est sèchement censuré au visa de l’article L 526-1 du Code Civil par la Cour de Cassation :
« Attendu qu’en statuant ainsi, alors que le Juge-Commissaire ne pouvait, sans excéder ses pouvoir, autoriser le liquidateur à procéder à la vente d’un immeuble dont l’insaisissabilité lui était opposable, la Cour d’Appel a consacré un excès de pouvoir et violé le texte susvisé ; ».
On en déduira de ce conflit entre les juridictions du fond et la Haute Cour, que la procédure collective ne peut appréhender un immeuble frappé d’insaisissabilité, peu importe, qu’au passif de la procédure collective il existe plusieurs créanciers dont la créance antérieure à la déclaration d’insaisissabilité, aurait pu participer à la répartition du produit de la vente.
Nous estimons, à l’inverse de ce qu’écrit la Haute Cour, que le texte dans sa rédaction antérieure ou actuelle, pouvait légalement autoriser la procédure collective à appréhender le bien, quitte à n’en prévoir la répartition qu’au bénéfice des créanciers antérieurs à la déclaration d’insaisissabilité. Certes, comme l’a déjà jugé la Cour de Cassation, cette liquidation de l’actif ne profiterait qu’à une catégorie de créanciers, mais après tout et de fait, la répartition de l’actif en fonction d’un ordre des privilèges conduit nécessairement à ce que le produit de la vente d’un actif bénéficie parfois au seul créancier muni d’une sûreté ou d’un privilège, les créanciers chirographaires étant souvent les laissés-pour-compte.
Cette organisation de la vente de l’immeuble par la procédure collective, avait pour mérite de permettre au créancier chirographaire antérieur à la déclaration d’insaisissabilité de profiter du produit de la vente de l’immeuble, alors que la réalisation de la vente de l’immeuble selon les procédures de droit commun par le créancier muni d’une sûreté, conduira à ce que ces derniers, sauf à ce qu’ils soient particulièrement vigilants ou bien conseillés, soient complètement écartés de la répartition du prix de vente de l’immeuble.
C’est d’ailleurs vraisemblablement pour cette raison que le Juge-Commissaire, puis la Cour d’Appel de BOURGES avaient tenté sans succès de résister à la position adoptée par la Cour de Cassation.
L’arrêt ayant fait les honneurs de la publication, nous devons aujourd’hui considérer que cette jurisprudence est acquise, et qu’un revirement est peu probable. Pour autant, nous devons considérer que cette dernière décision n’apporte aucun éclairage supplémentaire sur les difficultés que nous évoquions déjà en 2012.
II – MAIS UN PRINCIPE DIFFICILE A APPLIQUER
On observera avec attention l’évolution de la jurisprudence des juridictions du fond, qui était fortement divisée. Ainsi, certaines Cours s’étaient pliées à la position adoptée par la Cour de Cassation[4], alors que pour d’autres, la déclaration est inopposable parce que parmi les créanciers représentés par le liquidateur, il n’y a pas que des créanciers auxquels la déclaration est opposable[5].
Reste à appréhender cette décision d’un point de vue pratique. Deux questions se posent :
II – 1. Comment gérer le conflit entre un bien hors procédure collective et la procédure collective du débiteur ?
La première question qui vient à l’esprit est : Le créancier antérieur à la déclaration d’insaisissabilité est-il tenu du respect des règles contraignantes de la procédure collective ? Une réponse affirmative conduit à soutenir que la vente aux enchères publiques du bien supposerait que la créance à l’appui de laquelle la procédure d’exécution est entamée, ait été déclarée et admise à la procédure collective du débiteur, et que ladite procédure n’ait pas été clôturée pour insuffisance d’actif sans sanction, puisque dans une telle hypothèse, le droit de poursuites individuelles du créancier disparait.
Une réponse négative place les créanciers antérieurs à la déclaration d’insaisissabilité hors champ de la procédure collective, ils n’ont donc pas à déclarer leur créance, et la clôture des opérations de liquidation est sans effet sur le droit de poursuites sur l’immeuble.
Une partie majoritaire de la doctrine estime que s’agissant d’un bien hors procédure, le créancier est exonéré du respect des règles contraignantes de la procédure collective[6].
D’autres au contraire considèrent que l’appréhension d’un bien hors champ de la procédure collective nécessite quand même le respect par le créancier des règles posées par la loi de sauvegarde. Nous avons pu identifier une jurisprudence embryonnaire sur le sujet[7].
Le praticien précisera toutefois qu’à défaut de solution clairement posée par la Cour de Cassation, il est recommandé aux créanciers institutionnels de continuer à procéder à leurs déclarations de créances au passif de la procédure collective à titre hypothécaire. Deux raisons militent au respect de cette règle de prudence :
– le débiteur ou le mandataire peut très bien contester la déclaration d’insaisissabilité. S’il réussit, alors la banque ne conservera sa sûreté et sa créance pour autant qu’elle ait déclaré au passif ;
– même admis à titre chirographaire, l’établissement bancaire peut encore participer à la répartition de l’actif de la procédure collective, si d’aventure la vente aux enchères publiques de l’immeuble ne lui a pas permis de solder totalement sa créance.
Reste à appréhender les conséquences de l’inopposabilité totale des règles de la procédure collective sur l’immeuble frappé d’insaisissabilité, notamment au regard des règles interruptives de prescription. Plus clairement dit, la déclaration et l’admission de la déclaration de créance du banquier au passif de la procédure du débiteur principal, vaut-elle interruption de la prescription sur la créance hypothécaire ? L’équipe rédactionnelle de VIVALDI-Chronos est partagée sur ce point.
Une réponse positive conduirait à ce que la déclaration de créance au passif de la procédure collective, même à titre chirographaire, de même que l’admission de ladite créance serait interruptive de prescription, ce qui permettrait au banquier de ne pas avoir à poursuivre son débiteur, sous peine d’avoir à souffrir de la prescription dans les deux années de la constatation du premier incident de paiement non régularisé. Dans le cas contraire, cette déclaration de créance ne pourrait pas être valablement opposée au débiteur devant le Juge de l’Exécution qui, faute d’acte d’exécution sur l’immeuble dans le délai de deux ans du dernier incident non régularisé, pourrait constater la caducité de la créance.
Une telle hypothèse se heurterait quand même aux principes généraux du droit. En effet, l’établissement bancaire ne dispose que d’une créance. Lorsqu’il déclare cette créance au passif de la procédure collective, il ne fait qu’exercer son droit, lequel légalement est interruptif de prescription. A l’inverse, lorsqu’il poursuit la vente de l’immeuble frappé d’inopposabilité, il se fonde sur cette même créance. Seules les conditions de recouvrement de cette créance en dehors de cette procédure collective changent.
La prudence commanderait toutefois que l’établissement bancaire ne tarde pas à exécuter sa sûreté jusqu’à ce que la Cour de Cassation clarifie sa jurisprudence (et cela peut prendre du temps).
II – 2. Comment appréhender cette jurisprudence de la Cour de Cassation a l’aune du projet de loi Macron ?
Avec la lecture de cette dernière décision, l’heure n’est plus à la discussion ; la Cour de Cassation ne va pas modifier sa jurisprudence. Il faut donc être pragmatique.
Il faut ainsi admettre que cette jurisprudence crée une catégorie de créanciers hors procédure collective du débiteur (cette exclusion ne tient bien entendu que sur la possibilité d’appréhender tout ou partie du prix de vente des biens selon que la déclaration d’insaisissabilité a été déclarée opposable à la procédure collective et rien d’autre). En effet, ces mêmes créanciers devront pouvoir participer à la répartition de la vente des autres actifs, avoir déclaré et être admis au passif de la procédure collective du débiteur.
Examinée à l’aune de la loi Macron[8], la problématique de l’appréhension des biens frappés d’insaisissabilité et surtout la répartition du prix de vente va multiplier les catégories de difficultés. Nous pouvons en identifier au moins trois :
les déclarations notariées d’insaisissabilité publiées antérieurement à la publication de la loi Macron continueront à produire leurs effets tant sur les créanciers personnels de l’entrepreneur individuel, de sorte qu’il s’agira sans nul doute d’une catégorie de débiteurs « super-protégés » sur leur résidence principale ;
l’automaticité de la protection de la résidence principale limitée d’ailleurs au seul créancier professionnel n’aura d’effet « qu’à l’égard des créanciers dont les droits naissent postérieurement à sa publication ». Il y aura donc maintenant à côté, des créanciers antérieurs à la déclaration notariée d’insaisissabilité des créanciers antérieurs à la publication de la loi Macron ;
enfin, au-delà de l’insaisissabilité de droit postérieurement à la publication de la loi Macron, se pose la question des déclarations notariées sur les autres biens du débiteur non affecté à son activité professionnelle, et pourquoi pas la possible extension de l’insaisissabilité aux créanciers non professionnels en cas de publication d’une déclaration notariée d’insaisissabilité sur la résidence principale.
Ce débat s’annonce très technique. Il sera peu ou prou maîtrisé par les établissements financiers, mais sans nul doute complètement ignoré, voire mal maîtrisé par les autres créanciers professionnels, voire pour les autres biens du débiteur frappé d’insaisissabilité, les créanciers non professionnels.
A n’en pas douter, si la volonté du législateur a été simplifiée, l’exercice des droits de protection de l’entrepreneur individuel, cela s’est soldé par une complication « nietzschéenne » du droit au recours des créanciers professionnels ou non professionnels dont la créance est née antérieurement à l’insaisissabilité de droit ou notariée.
Eric DELFLY
VIVALDI-Avocats
[1] Voir notre article « Projet de Loi Macron : Vers une généralisation de l’insaisissabilité de la résidence principale de l’entrepreneur individuel ».
[2]« Le banquier, son client en procédure collective, son immeuble frappé d’insaisissabilité : « la valse à deux temps » »
[3] CA de BOURGES 28/02/2013
[4] Voir tout particulièrement CA DOUAI 23/09/2010, n° 08-08-697
[5] Il y a bien entendu la CA de BOURGES avec son arrêt censuré du 28/02/2013 qui avait déjà jugé dans le même sens en 2011 (CA BOURGES 10/03/2011, n° 10-01.556) ou la CA d’ORLEANS qui avait rendu une première décision en 2008 (15/05/2008, n° 07-01.076) et 2011 (06/04/2011, n° 11-00.312) ou CA d’AIX EN PROVENCE (03/12/2009, n° 08-22.422)
[6] Philippe ROUSSEL GALLE Déclaration d’insaisissabilité première étape vers la construction d’un régime juridique, Dictionnaire permanent difficultés des entreprises, bul n° 328 ou encore revue des sociétés 2011, p 526 Alain LIENHARD sous cass com 24/03/2015 « Autant dire que demeurent toutes les incertitudes nées de cette lecture, certes protectrices de l’entrepreneur et partant sans doute théologique de l’article L 526-1 du Code de Commerce visé ici par la Cour et qui laisse probablement à la merci des créanciers auxquels la déclaration d’insaisissabilité n’est pas opposable, que rien ne devrait interdire d’agir contre les débiteurs en vue de saisir l’immeuble, étant ajouté qu’ils échapperaient alors même à l’interdiction des paiements et surtout à celle des poursuites individuelles ».
[7] En faveur de la disponibilité du bien en dehors de toutes règles des procédures collectives : CA d’AGEN 20/05/2012, RG n° 11/01314 ou TGI NIMES JEX en matière de saisie immobilière 12/09/2010, n° 12/00194 et en appel CA NIMES 1e Ch. Sect. 1, 06/02/2014, n° 13/04598
[8] Voir notre article « Projet de Loi Macron : Vers une généralisation de l’insaisissabilité de la résidence principale de l’entrepreneur individuel ».