Immunité protégeant les « lanceurs d’alerte » étendue à la dénonciation de tout crime ou délit

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

  

Source : loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (art. 35 et 36)

 

1984 est l’une des références du roman d’anticipation dont la principale figure est « Big Brother », une métaphore du régime policier et totalitaire, de la société de la surveillance. Son héros Winston Smith, est un employé au Ministère de la Vérité. Son travail consiste à remanier les archives historiques afin de faire correspondre le passé à la version officielle du Parti.

 

Quel rapport y a-t-il entre cette œuvre d’anticipation et une loi dont le but, partagé par tous, est de lutter contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière ? Sans nul doute, ce besoin de tout contrôler par la délation et surtout ce sentiment erroné que le délateur est de bonne foi et toujours animé de bonnes intentions.

 

La question qui se pose est : avions-nous besoin d’une telle loi ?

 

I-institutionnalisation de la délation est une révolution sociétale

 

I-1 Après la protection contre toute discrimination dans le cadre professionnel des lanceurs d’alerte dénonçant dans leur entreprise un risque grave affectant la santé publique ou l’environnement instituée par la loi du 16 avril 2013[1] la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière introduit une protection similaire en faveur des lanceurs d’alerte[2] en matière de crimes et délits en entreprise ou dans l’administration.

 

Ainsi, désormais toute personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions[3].

 

En cas de litige, dès lors que la personne présente des éléments de fait qui permettent de présumer qu’elle a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, il incombe à l’employeur, au vu des éléments, de prouver que sa décision (sanction, licenciement, refus d’un stage ou d’une formation etc.) est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé. Le juge peut ordonner, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles[4].

 

I-2 Bien qu’introduit par une loi destinée à lutter contre la fraude fiscale l’extension du champ de protection des lanceurs d’alerte n’est pas limitée à la seule dénonciation (calomnieuse ou non) de faits de fraudes fiscales. Sont visés en effet tous faits « constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ».Ceci exclu théoriquement du dispositif de protection la délation de faits constitutifs d’une contravention. Mais pourrait on priver de toute protection le lanceur d’alerte, qui par ce qu’il est non juriste, est incapable de faire la différence entre un délit et une contravention ? Il est probable que le droit prétorien étendra cette immunité à toute délation sans procéder à une distinction tant dans certains domaines et notamment en matière d’hygiène et de sécurité des salariés au travail la distinction est peu aisée à pratiquer.

 

Cette protection joue pour les faits relatés ou témoignés non seulement devant les autorités judiciaires ou administratives mais également d’autres institutions comme auprès des médias par exemple.(commission aussi)

 

En résumé, on peut tout (ou presque) dénoncer à (presque) tout le monde.

 

L’institutionnalisation de la délation est elle un progrès sociétal ? Laissons à nos sociologues penseurs et autres philosophes le soin de deviser sur les mérites ou la perversité d’un système qui puise sa source non plus sur le contrôle ou la déclaration mais sur la délation et attardons nous un instant sur les difficultés juridiques qu’il soulève.

 

II- Institutionnalisation de la délation ou une dérive de la protection du salarié

 

II-1 Dénoncer est un exercice qui se pratique déjà (sauf peut être en Corse).Il existe à cet égard un dispositif juridique et jurisprudentiel [5]qui protège le salarié par, notamment, la nullité des sanctions prise en représailles de dénonciation de faits illicites.

 

Alors pourquoi ajouter « une couche » de protection supplémentaire ? Sans nul doute pour protéger le délateur de tout risque de sanction liée à la dénonciation calomnieuse prévue et réprimée à l’article 226-10 du Code pénal ainsi rédigé :

 

« La dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressée soit à un officier de justice ou de police administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l’employeur de la personne dénoncée, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

 

La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu, déclarant que le fait n’a pas été commis ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée.(…) ».

 

…et ce quel que soit l’objet de la délation.

 

Hier vous pouviez déjà dénoncer votre employeur, supérieur hiérarchique, collègue de travail, clients ou fournisseurs de votre employeur. Mais attention, vous ne pouviez pas vous tromper au risque d’être vous-même sanctionné.

 

En bref, le droit existait et l’abus était sanctionné.

 

Qu’a changé la loi aujourd’hui ?

 


II-2 Rien en ce domaine écrirons les partisans du texte, puisque l’alinéa 2 de l’article L 1132-3-3 du code du travail est ainsi rédigé :

 

« En cas de litige relatif à l’application du premier alinéa, dès lors que la personne présente des éléments de fait qui permettent de présumer qu’elle a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, il incombe à la partie défenderesse, au vu des éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé.(..). »

 

Le salarié doit donc dénoncer de bonne foi. A défaut la sanction prise contre lui est justifiée.

 

Soit, mais le droit français a érigé en principe général du droit «La bonne foi (qui) est toujours présumée, et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver. »[6].Il est donc fort probable que nos juridictions appliquerons ce principe aux délateurs à charge pour l’employeur d’apporter seul la preuve de la mauvaise foi .Nos lecteurs aurons bien compris que dans le doute la bonne foi sera présumée, peut importe à cet égard qu’aucune poursuite n’ait été engagée à la suite de cette délation .C’est en cela que le texte bouleverse l’économie de des relations dans l’entreprise.

 

Ajoutons également que tout ce qui peut apparaitre comme une infraction entre dans le champ d’application de la loi avec la même protection. Ainsi le comptable de l’entreprise qui règle une dette personnelle du dirigeant avec le carnet de chèque de l’entreprise pourra dénoncer son patron qui a pourtant tout loisir jusqu’à l’arrêté des comptes de la société de contrepasser l’écriture par le débit de son compte courant d’associé. Ce comptable soucieux de préserver les intérêts de l’entreprise qui l’emploie est il véritablement de bonne foi si il ne recherche pas avant toute délation le traitement comptable réservé à cette dépense ? Doit-il interroger son patron ? Ne placera t’il pas le dirigeant dans la situation de devoir rendre des comptes à son préposé. Quelle pourrait être la contrepartie de son silence ?

 

II-3 A la base si la protection de certains donneurs d’alerte est nécessaire ne fusse que pour leur éviter des poursuites baillons, la généralisation instaurée par le législateur à tout fait en apparence fautif peut poser un problème. Le salarié n’a pas pour tâche d’être la sentinelle de la légalité et la généralisation de la protection ne doit pas banaliser la délation qui ne peut être qu’ un acte grave et réfléchi.

 

Peut-on parler pour autant de révolution sociétale ? Méditons alors sur le commentaire du site MEDIAPART[7] qui commente cette nouvelle loi : « Le législateur ne s’y est pas trompé. Il valide ainsi le droit (des français en général et des salariés en particulier) de ne pas accepter forcement la pensée unique dans laquelle certaines entreprises aimeraient que baigne le personnel. Le droit à l’indépendance de raisonnement, à l’indignation et à l’application de ce que nous dicte individuellement notre morale est ainsi légitimé » .

 

Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes écrivait un autre auteur de romans d’anticipation ALDOUS HUXLEY.

 

Eric DELFLY

Vivaldi-avocats


[1] L. n° 2013-316, 16 avril . 2013 : relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte

[2]Le terme « lanceur d’alerte » a été Inventé dans les années 1990 pour distinguer cette nouvelle forme d’action des dénonciateurs (sincères) et des délateurs (intéressés). Il s’agit pour une personne ou un groupe de personnes physique de signaler un danger, un risque, ou une infraction dommageable à ce qu’il estime être le bien commun, l’intérêt public ou général en le portant à la connaissance d’instances officielles, d’associations ou de médias, parfois contre l’avis de sa hiérarchie.

[3] C. trav., art. L. 1132-3-3 nouveau

[4]Une protection identique est également instituée pour les fonctionnaires, titulaires ou non, qui relatent ou témoignent de crimes et délits dans leur administration. Ainsi, aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l’affectation et la mutation ne peut être prise à l’égard d’un fonctionnaire pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Toute disposition ou tout acte contraire est nul de plein droit (L. n° 83-634, 13 juill. 2013, art. 6 ter A, nouveau).

[5] C’est ainsi que le droit communautaire instaure une protection contre les mesures de rétorsion que pourrait prendre l’employeur en réaction à une plainte ou une action en justice visant à faire respecter le principe d’égalité de traitement (Directive n° 76/207/CE du 9 février 1976, article 7 ; Directive n° 2000/43/CE du Conseil, du 29 juin 2000, article 9 ; Directive n° 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, article 11), et que le législateur français a prévu la protection du salarié révélant des mauvais traitements dans les établissements sanitaires (article L. 313-24 du code de l’action sociale et des familles ; Soc., 30 octobre 2007, Bull. 2007, V, n° 178, pourvoi n° 06-44.757), des agissements de harcèlement sexuel (articles L. 1153-2 et L. 1153-3 du code du travail) ou des faits de corruption (article L. 1161-1 du code du travail).

[6] Cette formule reprise à l’article 2274 du code civil ne s’applique pas seulement à la revendication mobilière et touche tous les domaines du droit au point que certains textes du code de la sécurité sociale ou du code de la consommation instaurent (limitativement) dans certaines hypothèses une présomption de mauvaise foi pour inverser ce principe général.

[7] MEDIAPART 16 décembre 2013 : la protection des lanceurs d’alerte par AA2

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