Pratique anticoncurrentielle et groupe de sociétés

Laurent Turon
Laurent Turon

 

SOURCE : cass com 18/10/2017, n° 16-19.120 publié au bull (FS PB)

 

            I – LES FAITS

 

L’Autorité de la Concurrence s’est saisie d’office de pratiques mises en œuvre dans le secteur des déménagements des personnels militaires en Martinique et par une décision du 18 novembre 2014[1] rendue au visa de l’article L 420-1 du Code de Commerce, a sanctionné des ententes prohibées commises notamment par la société AGS MARTINIQUE, mais également sanctionné son actionnaire majoritaire, la société MOBILITAS.

 

L’Autorité de la Concurrence va ainsi condamner la fille à une amende de 142 600 €, et la mère, à une amende de 158 457 €, dont 142 600 € solidairement avec AGS MARTINIQUE.

 

MOBILITAS qui contestait toute participation et même connaissance de cette entente va s’émouvoir sans succès devant la Cour d’Appel de PARIS sur le montant d’une sanction supérieure à celle infligée à l’auteur des faits, alors qu’elle n’était appelée qu’en sa qualité de société mère. Elle s’appuyait indirectement mais nécessairement sur le principe de la personnalité des peines.

 

            II – LA SANCTION EN DROIT ECONOMIQUE ET LE PRINCIPE DE LA PERSONNALITE DES PEINES

 

                        II – 1.

 

Le Principe de la personnalité des peines interdit qu’une personne (civile ou morale) soit condamnée pour un fait punissable qu’elle n’a pas elle-même commis. Ce principe est évidemment posé par la matière pénale aux articles 111-3 (légalité des délits et des peines), 111-4 (interprétation stricte de la loi pénale), 121-1 (personnalité des peines) et 121-2 (responsabilité pénale de personnes morales) du Code Pénal.

 

Mais la transposition de la norme posée par le Code Pénal à la matière économique semblait être un exercice difficile, de sorte que le Conseil Constitutionnel[2] a imposé ce principe au droit économique, au visa de l’article 8 de la DDHC[3].

 

La Haute Cour a estimé qu’eu égard à la nature pécuniaire des sanctions susceptibles d’être prononcées en application des textes régissant les distorsions de concurrence, le principe de légalité, des délits et des peines qui impose d’énoncer en termes suffisamment clairs et précis la prescription dont le manquement est sanctionné.

 

En visant expressément l’article 8 et l’article 9 de la DHC siégeant notamment le principe de la personnalité des peines en vertu duquel nul n’est responsable pénalement de son propre fait. La haute juridiction constitutionnelle avait à bon escient, précisé que ce principe s’appliquait à la matière économique.

 

Examiné à l’aune de ces explications, on comprend que la mère qui contestait être coauteur de l’entente litigieuse ou même les avoir suggérées, inspirées ou encore plus connues, avait le sentiment que ce principe de légalité des peines, était violé notamment lorsqu’elle supportait une condamnation supérieure à sa fille, qui pour le coup avait reconnu être l’auteur des faits.

 

Mais il faut bien admettre que ce principe souffre d’une dérogation consacrée tant par le droit prétorien européen que français.

 

                        II – 2.

 

En effet, pour la Cour de Justice de l’Union Européenne[4], l’entreprise représente une unité économique, même si du point de vue juridique, elle est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales. C’est donc à cette unité économique qu’incombe la responsabilité personnelle de l’infraction. Il faut en déduire qu’une infraction commise par une seule personne peut être réputée commise par l’ensemble des personnes composant cette unité économique :

 

« La notion du droit de l’Union de solidarité pour le paiement de l’amende en ce qu’elle n’est qu’une manifestation d’un effet de plein droit de la notion d’entreprise, ne concerne que l’entreprise et non les sociétés qui composent celle-ci. »

 

Mais la décision contient une subtilité : la solidarité (dans le paiement de l’amende) doit s’apprécier au regard du seul concept d’entreprise, et non pas au regard des sociétés qui composent celle-ci, et partant de ce principe la Cour de Justice Européenne jugeait que la commission ne pouvait :

 

« d’une part, prononcer une solidarité entre sociétés mères successives d’une filiale contrevenante, dès lors qu’elles n’ont jamais formé ensemble une même entreprise, pas plus qu’elle ne doit fixer d’autre part, la quote-part de chacune des sociétés composant l’entreprise retenue responsable solidairement. »

Le rejet du seul lien de filiation pour caractériser l’entreprise s’explique dans cette affaire par la volonté qu’a eue la commission de consacrer une solidarité de fait entre des sociétés mères ayant successivement abrité la filiale contrevenante, mais qui n’avaient aucun lien entre elles. Cet arrêt dit : AREVA apporte également des précisions intéressantes sur l’appréciation du rapport interne de solidarité.

 

Et sur ce point, la Cour de juger :

 

« Le pouvoir de sanction dont dispose la commission se limite à la détermination du montant de l’amende dont les personnes juridiques faisant partie d’une même entreprise, sont solidairement tenues à son égard, soit la relation externe de solidarité, mais ne s’étend pas à celui de déterminer la quote-part de ce montant devant être supporté par les codébiteurs solidaires dans le cadre de la relation interne de solidarité. »

 

La décision ajoutait toutefois qu’ :

 

« En l’absence de fixation par voie contractuelle des quotes-parts des codébiteurs d’une amende infligée solidairement, il incombe aux juridictions nationales de déterminer dans le respect du droit de l’union ces quotes-parts, en appliquant le droit national. »

 

En droit interne et dans le cadre d’une affaire concernant une entente nationale entre des entreprises spécialisées dans la restauration des monuments historiques, la Cour de Cassation[5] va censurer une décision de la Cour d’Appel de PARIS qui avait condamné l’un des auteurs de l’infraction, la société PRADEAU & MORIN à une amende majorée à raison de la circonstance qu’elle appartenait au groupe EIFFAGE dont le chiffre d’affaires était particulièrement important, alors qu’en se déterminant ainsi :

 

« Après avoir retenu que la société PRADEAU & MORIN s’était comportée de manière autonome sur le marché, la Cour d’Appel, qui n’a pas recherché si l’appartenance de cette société au groupe EIFFAGE avait joué un rôle dans la mise en œuvre des pratiques concurrentielles ou était de nature à influer sur l’appréciation de la gravité de ces pratiques, a privé sa décision de base légale. »

 

La lecture du droit prétorien vous apprend donc l’existence d’une présomption d’influence déterminante de la société mère sur les comportements de sa fille, mais que cette présomption peut être combattue par la démonstration que la fille a agi ou s’est comportée de manière autonome.

 

III – LA DECISION COMMENTEE : AFFIRMATION D’UNE PRESOMPTION SIMPLE SUR L’IMPLICATION DE LA MERE DANS LES AGISSEMENTS DE LA FILLE

 

Les commentaires peuvent être réalisés par la citation de l’attendu de principe :

 

« Que dans le cas où une société mère détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale ayant enfreint des règles de concurrence, la présomption réfragable selon laquelle la société mère exerce effectivement une influence déterminante sur sa filiale, peut être renversée par la preuve contraire rapportée par la société mère prenant en considération l’ensemble des éléments pertinents relatifs aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui les unissent, établissant que sa filiale se comporte de manière autonome sur le marché, et ne constitue donc pas avec elle une unité économique. »

 

Ce principe (très intéressant) posé, la Cour ajoute toutefois que le fait qu’une entreprise soit une holding non opérationnelle assurant une direction financière en coordonnant notamment les investissements financiers au sein du groupe « ne suffit pas à exclure l’exercice d’une influence déterminante sur ses filiales et que la non-immixtion de la holding dans les activités de la filiale ne suffit pas à renverser cette présomption. »

 

La Cour de Cassation approuve également la Cour d’Appel et juge que la diversité des activités et la configuration du groupe et l’éloignement géographique de la société mère sont sans portée ou que le fait que la filiale dispose de sa propre direction locale et de ses propres moyens ne prouve pas qu’elle définit son comportement sur le marché de façon autonome.

 

Enfin, la Cour souligne sur la juridiction du second degré avait à bon droit relevé que la filiale ne détenait pas de service juridique propre et recourait au service de celui de la société holding, ce qui « constituait un lien personnel entre les entités ».

 

On ajoutera que le fait pour la filiale d’avoir opté pour la non contestation de griefs contrairement à la société mère, n’était pas de nature à conclure à l’autonomie de la fille par rapport à la mère.

 

On tirera de cette décision deux leçons importantes :

 

La première est le caractère réfragable de la présomption d’implication, mais cela s’induisait nécessairement des décisions européennes et nationales que nous avions commentées ;

 

Mais l’extrême difficulté à renverser cette présomption, de sorte qu’en l’état du droit prétorien, nous avons quand même le sentiment que la mère est soumise au bon vouloir de l’appréciation des Juges du fond, avec un contrôle bienveillant de la Cour de Cassation sur la reconnaissance ou pas d’une autonomie.

 

Eric DELFLY

VIVALDI-Avocats


[1] Autorité de la Concurrence 18/11/2014, n° 14-D-16

[2] Cons const 13/01/2011, n° 2010-85 QPC

[3] La loi ne peut établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit légalement appliqué.

[4] Voir en ce sens CJUE 10/04/2014, n° C-247/11 ou C-253/11

[5] Cas com 18/02/2014, n° 12-27.603, FS-P+B

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