Nouveau rebondissement en matière de compétence de l’Expert désigné au titre de l’article 1843-4 du Code Civil, et plus précisément s’il propose deux évaluations des mêmes titres sociaux, résultant de méthodes distinctes de calcul revendiquées respectivement par les parties.
Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 17 janvier 2024, 22-15.897, Publié au bulletin
Dans un arrêt publié au Bulletin, les juges de la Chambre commerciale de la Cour de cassation reviennent une nouvelle fois sur la compétence du juge en cas de saisine de celui-ci au titre de l’article 1843-4 du Code civil, lequel prévoit la désignation d’un tiers Expert en ces termes :
« I. – Dans les cas où la loi renvoie au présent article pour fixer les conditions de prix d’une cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société,la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d’accord entre elles, par jugement du président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent, statuant selon la procédure accélérée au fond et sans recours possible.
L’expert ainsi désigné est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties.
II. – Dans les cas où les statuts prévoient la cession des droits sociaux d’un associé ou le rachat de ces droits par la société sans que leur valeur soit ni déterminée ni déterminable, celle-ci est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné dans les conditions du premier alinéa.
L’expert ainsi désigné est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par toute convention liant les parties » .
D’ores et déjà, dans un précédent article Chronos, nous nous interrogions sur la faculté pour les parties, d’interjeter appel d’une décision du juge, judiciaire ou consulaire, en cas de refus d’accorder cette désignation.
En effet, au terme de l’étude de l’arrêt de la Chambre commerciale, il appert que celles-ci disposent désormais d’une voie de recours contre la décision judiciaire qui refuserait de nommer un tiers Expert évaluateur.
Pour en lire davantage sur le sujet : https://vivaldi-chronos.com/peut-on-faire-appel-de-la-decision-du-juge-refusant-la-designation-dun-expert-charge-devaluer-les-droits-sociaux-art-1843-4-c-civ/
Au cas d’espèce, la situation est quelle que peu différente.
Des associés cèdent la totalité des parts qu’ils détenaient dans trois sociétés.
L’acte de cession prévoyait une méthode de calcul, et un ajustement de prix calculé après l’arrêté des comptes de l’année de la cession, lequel correspondait à la variation des capitaux propres de chacune des sociétés cédées.
De surcroit, l’acte prévoyait qu’en cas de désaccord sur le prix, les parties auraient recours à la désignation d’un tiers expert, lequel serait, à défaut d’accord, désigné directement par la Président du tribunal de commerce conformément aux dispositions du texte susmentionné. L’acte de cession prévoyait en outre, que « l’ajustement du prix de cession sera déterminé en fonction d’un compte de réalisation pour chacune des sociétés cédées établi “selon les principes comptables en vigueur” et qu’en cas de désaccord, l’expert “devra appliquer les dispositions de la présente convention et en particulier les principes comptables en vigueur ».
Le contentieux se cristallise lorsque l’un des cédants notifie une demande de complément de prix aux cessionnaires. Les échanges postérieurs n’ayant pas permis d’aboutir à un accord, d’où la saisine de la juridiction pour l’obtention dudit complément.
Le cédant obtient gain de cause devant les juges du fond, raison pour laquelle les cessionnaires se pourvoient en cassation.
La difficulté est que :
- L’Expert désigné par le juge, a proposé plusieurs options possibles, puisqu’en effet, la référence faite aux « principes comptables » peut viser soit ceux habituellement retenus par la société dont les titres sont cédés (sur la base desquels ont été établis les comptes de référence de 2016), soit ceux résultant d’une récente modification de la réglementation.
- Refusant de trancher lui-même, l’Expert propose au juge deux valorisations distinctes, basées sur les deux interprétations ci-dessus évoquées.
- Selon les cessionnaires, le juge est alors tenu d’appliquer celle préconisée par l’Expert au terme de son rapport et nulle autre. En effet, celui-ci donne son avis, précisant que s’il avait été chargé lui-même d’établir les comptes, il aurait utilisée la seconde méthode.
La Haute Cour, saisie de la problématique, répond aux parties en ces termes :
« 6. Il résulte de l’article 1843-4, II, du code civil que si l’expert est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur des droits sociaux prévues par toute convention liant les parties, il incombe au juge d’interpréter, s’il y a lieu, la commune intention des parties à la convention.
7. En application de ces principes, l’expert peut, afin de ne pas retarder le cours de ses opérations, retenir différentes évaluations correspondant aux interprétations de la convention respectivement revendiquées par les parties, à charge pour le juge, après avoir procédé à la recherche nécessaire de la commune intention des parties, d’appliquer l’évaluation correspondante, laquelle s’impose alors à lui. »
La commune intention des parties doit donc guider le juge du fond.
La Cour de cassation rappelle donc au terme de son dispositif, qu’ayant souverainement constaté que la commune intention des parties à l’acte de cession avait été de ne pas modifier les principes jusqu’alors appliqués lors de la comptabilisation de certains produits, pour calculer la variation du prix de cession, les juges du fond en avaient exactement déduit la méthode de valorisation des titres à retenir.
Les juges du Quai de l’Horloge déboutent donc les cessionnaires de leur pourvoi et confirment la décision entreprise par leur collègue du fond, qui avaient justement condamné les cessionnaires à payer au cédant un complément de prix.
Pour ce faire, ils rappellent que l’Expert n’a pas exprimé une préférence envers l’un ou l’autre des méthodes, mais simplement indiqué qu’il aurait préconisé l’une d’entre elles s’il avait établit lui-même les comptes annuels de la société. La commune intention des parties doit prévaloir, c’est-à-dire les principes comptables habituellement appliqués par la société, au détriment de ceux récemment modifiés par la réglementation.
Cette jurisprudence interroge puisqu’en réalité, il appartient seulement à l’Expert de déterminer la valeur des parts sociales, puisque la jurisprudence est claire : les juges ne peuvent y procéder par eux-mêmes… Mais laisser au juge le soin d’interpréter la commune intention des parties, en optant pour l’une ou l’autre des options proposées, ne reviendrait-il pas à replacer, entre les mains du juge du fond, la valorisation finale des parts sociales ?
Ne ratez plus l’actualité !
Abonnez-vous à notre newsletter hebdomadaire, personnalisable en fonction des thèmes qui vous intéressent : Baux commerciaux, banque, sociétés, immobilier, ressources humaines, fiscalité… tout y est ! https://vivaldi-chronos.com/inscription-a-la-newsletter/