Les dispositions de l’article 1843-4 du Code civil sont claires en ce qu’elles permettent la désignation d’un Expert évaluateur dans plusieurs hypothèses, grâce à l’intervention du Président du tribunal concerné (judiciaire/commerce). Mais si celui-ci, pour quelque raison que ce soit, refuse de désigner ledit Expert, peut-on interjeter appel ?
Source : Cour de cassation, Chambre commerciale 25 mai 2022, N°20.14.352
I – Dans un arrêt qui reçoit les honneurs de la publication au Bulletin, et au Rapport, promettant une large diffusion, la Cour de cassation revient sur l’opportunité d’ouverture d’un recours contre la décision judiciaire qui refuserait de nommer un Expert évaluateur, et opère par ce biais, un important revirement de jurisprudence.
En effet, l’article 1843-4 du Code civil prévoit littéralement :
« I. – Dans les cas où la loi renvoie au présent article pour fixer les conditions de prix d’une cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d’accord entre elles, par jugement du président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent, statuant selon la procédure accélérée au fond et sans recours possible.
L’expert ainsi désigné est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties.
II. – Dans les cas où les statuts prévoient la cession des droits sociaux d’un associé ou le rachat de ces droits par la société sans que leur valeur soit ni déterminée ni déterminable, celle-ci est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné dans les conditions du premier alinéa.
L’expert ainsi désigné est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par toute convention liant les parties » .
La compétence est confiée au Président du tribunal compétent, à l’exclusion de toute autre, cette disposition étant d’ordre publique. Ainsi, si une Cour d’appel désigne elle-même un Expert, après avoir écarté la détermination de la valeur des droits sociaux fait par un autre expert, elle viole l’article précité (C.Cass, Civ 1ère, 25 Novembre 2003, N°00.22089).
Le texte permet alors de demander au Président de la juridiction, seul juge compétent, de désigner un Expert chargé d’évaluer la valeur des droits sociaux, et le texte insiste sur le « sans recours possible ».
Pour autant, le présent arrêt intervient à contrecourant, pour indiquer qu’en cas de refus du Président du tribunal, pour quelque cause que ce soit, de désigner un Expert, sa décision est dorénavant susceptible d’appel.
En effet, les juges du second degré pourront réexaminer les faits et circonstances de la cause, et s’ils décident d’infirmer l’ordonnance refusant la désignation, ils pourront désigner eux même un Expert, cette fois par décision insusceptible de recours, en dehors des cas d’excès de pouvoirs.
C’est là tout l’intérêt de cet arrêt, qui vient en contradiction avec la Doctrine jusqu’alors appliquée par la Cour de cassation.
II – A l’origine de ce contentieux, des époux associés d’une société contestent la valeur de leurs parts sociales, et décident d’attraire la SCI devant le Président du tribunal sur le fondement du texte précité, aux fins de désignation d’un Expert chargé d’évaluer et fixer la valeurs de leurs droits sociaux.
Pour autant, le Président saisi, statuant en la forme des référés, les déclare irrecevable en leur demande, après avoir constaté que la valeur de la parts sociales avait déjà été fixée, et qu’ils l’avaient accepté (par une sentence arbitrale rendue plusieurs années auparavant).
Se retranchant derrière l’argument de l’autorité de la chose jugée, le juge considère que la seconde demande d’évaluation, de titres déjà évalués, ne pouvait être accueillie.
Les lecteurs de Chronos sauront que l’autorité de la chose jugée désigne en droit français, l’impossibilité pour un juge, de revenir judiciairement sur ce qui a déjà été précédemment jugé. C’est la base même de la stabilité et la sécurité des relations entre parties dans un conflit.
Le juge invoque donc ce principe pour refuser de désigner un Expert. Mais plusieurs années plus tard, les demandeurs insistent, et réassignent la société aux mêmes fins, devant la même juridiction. Ils s’attendent à une autre décision, puisque le fait est qu’ils renouvèlent leur première tentative invoquant cette fois des événements postérieurs venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice.
A ce moment-là, la Doctrine des juges du Quai de l’Horloge reposait sur l’application littérale du texte susmentionné qui affirme « sans recours possible ». Ils considéraient donc qu’en dehors d’un excès de pouvoir permettant d’interjeter un appel-nullité, il n’était envisageable aucun autre recours.
Mais la véritable problématique était de distinguer les cas où :
- les demandeurs souhaitaient faire appel de la décision nommant tel Expert,
- et ceux où ils voulaient simplement interjeter appel du refus de désignation par le juge pour justement l’obtenir.
Jusqu’à présent, la Cour de cassation déclarait irrecevable tous les recours, sans nuance, contre les décisions du Président du tribunal, y incluant donc les décisions rejetant la demande de désignation d’un expert[1] :
« Attendu qu’en statuant ainsi, alors que la décision rendue par le président du tribunal statuant en la forme des référés sur la demande de désignation d’un expert pour la détermination de la valeur de droits sociaux est sans recours possible, la cour d’appel a violé par fausse application le texte susvisé ».
Sauf qu’en l’espèce, il leur a été fait remarquer que ce n’est que lorsque le Président désigne effectivement un Expert évaluateur, que l’objectif de célérité, poursuivi dès l’origine par le législateur, commande l’absence de recours.
Pour autant, lorsque le Président refuse de désigner un tel expert, un blocage injuste apparait, rendant nécessaire le droit de relever appel de cette décision. C’est en ce sens que s’est positionnée la Haute Cour.
Les juges de la Haute Cour ont opéré un important revirement de jurisprudence, autorisant désormais les plaideurs a interjeter appel d’un refus de désignation d’Expert.
En conclusion, si l’éventualité de former un recours contre la décision de désignation d’un Expert évaluateur demeure circonscrite exclusivement à l’excès de pouvoir, la jurisprudence ouvre dorénavant une voie de recours contre les décisions refusant de désigner un Expert : il est désormais possible d’interjeter appel.
[1] C.Cass, Chambre commerciale 11 mars 2008, N°07.13189