SOURCE : Conseil d’Etat, Section, 16 février 2018, n° 395371, publié au recueil Lebon
Rappel des faits et de la procédure
A la suite d’un examen contradictoire de sa situation fiscale personnelle, une gérante associée majoritaire d’une société de droit anglais, exerçant une activité de location saisonnière de villas et d’appartements sur la Côte d’Azur, fait l’objet d’un redressement au titre des revenus réputés distribués sur le fondement des dispositions du 1 de l’article 109 du CGI.
Pour fonder son redressement, l’administration fiscale apporte la preuve, premièrement, de l’existence d’un établissement stable de la société anglaise en France et, deuxièmement, de la qualité de maître de l’affaire de la gérante.
Le Tribunal administratif de Nice puis la Cour administrative d’appel de Marseille ont confirmé la position de l’administration fiscale. La requérante s’est alors pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat.
Parallèlement à la procédure se déroulant devant les juridictions administratives, une procédure pénale pour fraude fiscale a été intentée à l’encontre de la gérante.
Cette procédure pénale a abouti à un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence laquelle relaxe la requérante des chefs de soustraction frauduleuse à l’établissement et au paiement, d’une part de la taxe sur la valeur ajoutée et, d’autre part, de l’impôt pour les sociétés.
La Cour d’Appel d’Aix-en-Provence estime que :
« les éléments du dossier sont insuffisants pour caractériser de la part de Rosalind A…, une véritable exploitation en France d’une activité pour le compte de la société AZUR VILLAS LTD au sens de la loi française ou l’installation d’un établissement stable au sens de la convention fiscale franco-anglaise. »
Ainsi, contrairement aux juridictions administratives, la juridiction pénale estime que les éléments présents au dossier ne suffisent pas à caractériser l’existence d’un établissement stable de la société anglaise en France.
Le Conseil d’Etat a donc du statuer sur la demande de cassation de l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille en ayant connaissance de la décision postérieure, contraire et revêtue de l’autorité de la chose jugée rendue par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence.
Le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le juge administratif
En vertu du principe de l’indépendance des procédures fiscales et pénales, les décisions de la juridiction administrative n’ont pas, au pénal, l’autorité de la chose jugée. Et, corrélativement, les décisions du juge pénal n’ont pas l’autorité de la chose jugée à l’égard du juge administratif. Par suite, ce dernier n’est normalement pas tenu de sursoir à statuer jusqu’à la décision du juge pénal ; il n’est pas non plus lié par la décision de celui-ci.
Cependant, l’application du principe d’indépendance des procédures comporte des limites. Ainsi, le juge administratif est lié par la constatation matérielle des faits par le juge pénal.
Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de juger que les faits constatés par le juge pénal, et qui commandent nécessairement le dispositif d’un jugement ayant acquis l’autorité de la chose jugée nonobstant l’introduction du recours en cassation, s’imposent à l’administration comme au juge administratif[1].
Le Conseil d’Etat précise encore que les faits constatés par des décisions définitives de la juridiction répressive, et constituant le support nécessaire de ces décisions, ne peuvent être discutés devant la juridiction administrative[2].
Il résulte de ces décisions que les faits reconnus par le juge pénal et qui ont fondé sa décision, ne peuvent pas faire l’objet d’une interprétation contraire par le juge administratif en vertu du principe de la chose jugée.
Toutefois, comme le rappelle le Conseil d’Etat en l’espèce, l’autorité de la chose jugée ne s’applique que pour les décisions devenues définitives et pour les constatations matérielles de faits qui sont le support nécessaire du dispositif. Autrement dit, seuls les faits clairement établis par le juge pénal s’imposent au juge fiscal dès lors qu’ils ont servi à fonder la décision pénale. Sont donc exclus les faits non établis et douteux.
La décision du Conseil d’Etat et sa portée
Le Conseil d’Etat précise que l’autorité de la chose jugée est :
– absolue : les constatations de fait sont revêtues de l’autorité de la chose jugée à l’égard de tous et non pas uniquement des parties ;
– d’ordre public : le juge peut relever d’office le moyen tiré de la méconnaissance de l’autorité de la chose jugée.
La solution du Conseil d’Etat est particulière, puisque la décision pénale est postérieure à l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille dont la cassation est demandée.
Le Conseil d’Etat devait donc répondre à la question de savoir si l’autorité de la chose jugée d’une décision pénale intervenue postérieurement à une décision administrative pouvait être invoquée en cassation pour annuler ladite décision administrative.
Le Conseil d’Etat répond par l’affirmative et juge :
« Le moyen tiré de la méconnaissance de cette autorité, qui présente un caractère absolu, est d’ordre public et peut être invoqué pour la première fois devant le Conseil d’Etat, juge de cassation. Il en va ainsi, même si le jugement pénal est intervenu postérieurement à la décision de la juridiction administrative frappée de pourvoi devant le Conseil d’Etat ».
Cette décision est novatrice au regard des principes entourant le contrôle de cassation par le Conseil d’Etat.
En principe le Conseil d’Etat n’annule l’arrêt rendu par une Cour administrative d’appel que lorsque celui-ci est entaché, entre autres, d’une erreur de droit ou d’une erreur de fait.
Or, en l’espèce, le Conseil d’Etat a jugé que la Cour administrative d’appel de Marseille n’avait pas dénaturé les faits, ni entaché son arrêt d’erreur de droit. Pourtant, il censure l’arrêt en ce qu’il procède à des constatations contraires à un arrêt rendu en matière pénale portant sur les mêmes faits.
Le Conseil d’Etat fait ainsi prévaloir l’autorité absolue de la chose jugée au pénal sur le juge administratif alors même que ce dernier n’a commis aucune erreur dans sa décision.
Une position différente du Conseil d’Etat aurait entraîné une contradiction de décisions entre le juge pénal et le juge administratif alors que les faits ayant motivé sa décision sont identiques.
Retenons que lorsqu’une action pénale est engagée parallèlement à une action administrative, sur la base des mêmes faits, il peut être judicieux de persévérer dans l’action administrative jusqu’à ce qu’une décision pénale ayant autorité de chose jugée soit rendue.
Ainsi, les redressements fiscaux contestés devant le juge de l’impôt pourraient être remis en cause par la décision pénale postérieure.
Clara DUBRULLE
Vivaldi Avocats
[1] Conseil d’Etat 7e s.-s, 21 janvier 1963, n°10433, DUPONT
[2] Conseil d’Etat, 9e et 7e s.-s. 22 janvier 1992, n°57816, SA SPECTACLES OPERA