Société absorbante et sanction de pratiques restrictives de concurrence commises par la société absorbée.

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

SOURCE : Cass.com., 21 janvier 2014, n°12-29166, FS – P+B+R

 

Après une vaine tentative de faire déclarer l’article L442-6 I 2° contraire à l’article 7 de la CEDH[1] régissant la légalité des délits et des peines, Carrefour persiste et signe, soutenant que l’amende civile à laquelle les juges du fond l’ont condamné sur le fondement de l’article susvisé relatif aux pratiques anticoncurrentiel, serait contraire aux dispositions des articles 8 et 9 de la DDHC, dès lors que l’auteur des faits litigieux est une société par elle absorbée dans le cadre d’une opération de fusion absorption .

 

I – Pour l’enseigne,

 

« en cas de fusion-absorption d’une société par une autre, la personnalité morale de la première disparaît, et une personne morale distincte apparaît, de sorte que la première ne subsiste pas dans la seconde; qu’il s’ensuit que les punitions auxquelles a pu être exposée la première ne peuvent être infligées à la seconde, au seul motif qu’elle l’a absorbée ; qu’en retenant dès lors qu’il n’existait aucun obstacle, à la suite de l’absorption de la société Carrefour hypermarchés France par la société Carrefour France, à ce qu’une amende civile ayant le caractère d’une punition soit infligée à la société absorbante pour des faits imputés à la société absorbée, la cour d’appel a violé l’article L. 442-6 III du code de commerce, ensemble le principe à valeur constitutionnel de la personnalité des peines[2] et l’article L. 236-3 du code de commerce ».

 

Son argumentation s’insérait dans le prolongement d’une décision rendue par le Conseil Constitutionnel dans le cadre d’une QPC, le 13 janvier 2011[3], dans laquelle un demandeur considérait que la sanction pécuniaire prononcée sur le fondement de l’article L442-6 du Code de commerce était contraire au principe de légalité des délits et des peines régi par l’article 8 de la DDHC.

 

Le Conseil constitutionnel avait estimé que le prononcé de l’amende civile prévue par cet article était suffisamment clair et précis pour être considéré comme conforme à la constitution, mais rappelait que l’amende civile devait respecter les exigences des articles 8 et 9 de la DDHC.

 

Pour Carrefour, l’auteur des fais réprimés a disparu à l’occasion de la fusion absorption, la personnalité morale de la première disparaissant dans le cadre de l’absorption. Elle ne survit dès lors pas dans la société absorbante. En conséquence, en sanctionnant l’acquéreur de l’auteur des fais litigieux, l’amende civile, qui a une fonction répressive[4], viole le principe de la personnalité des peines régi par les articles 8 et 9 de la DDHC.

 

II – La Cour de cassation

 

La Cour de cassation ne partage pas cette position, confirmant l’arrêt de la Cour d’appel d’Orléans. Pour la Haute juridiction, « le principe de la personnalité des peines, résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789, ne fait pas obstacle au prononcé d’une amende civile à l’encontre de la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise », peu important le statut juridique de l’auteur des frais sanctionnés.

 

En statuant ainsi, la Cour de cassation rejoint la position déjà adoptée par le Conseil d’Etat lequel considère que les amendes civiles peuvent être prononcées contre une société absorbant l’auteur de faits répréhensibles[5].

 

III – Une décision qui ne vide pas complètement la problématique de l’amende civile.

 

L’amende peut être définie comme une peine pécuniaire de droit répressif, de sorte que la cohabitation de l’adjectif « civil » à un mot par essence ancré dans le vocabulaire du droit pénal, est nécessairement une source d’interrogation et de confusion.

 

A l’origine l’amende civile était essentiellement destinée à sanctionner les plaideurs impénitents, qui utilisaient abusivement les procédures d’instance ou d’appel à des fins dilatoire ou sans motif sérieux, de sorte que les auteurs n’avaient pas nécessairement approfondi leur analyse sur la nature d’une telle sanction très rarement prononcée.

 

L’arrivée en force de l’amende civile pour sanctionner la violation des règles de ce qu’il faut bien appeler le droit public économique, change radicalement la donne. A l’instar de Carrefour et un peu avant lui, système U, il faut se demander si l’amende civile n’est pas tout simplement une sanction pénale susceptible d’être prononcée par une juridiction civile ou administrative (même si la formule peut surprendre). Si la réponse est positive, alors l’argumentation développée par Carrefour dans la décision ci-avant commentée est parfaitement légitime : Seul l’auteur de l’infraction peut supporter la sanction pénale, mais pas ses ayants droits. C’est un peu comme si 3 enfants issus d’un père décédé étaient sanctionnés par une juridiction répressive pour des faits commis par leur père avant son décès.

 

Dans sa décision du 13 janvier 2011 précitée, le Conseil constitutionnel semblait avoir pris clairement le parti pour le caractère répressif de l’amende laquelle, pour être légitimement ordonnée, devait respecter les exigences des articles 8 et 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme au rang desquels figure le principe de légalité des délits et des peines. On peut y ajouter que selon ces textes : « nul n’est punissable que de son propre fait ».

 

Examiné à l’aulne de ce principe, la société absorbante ne pourrait donc être punissable des faits reprochés à la société absorbée.

 

La Cour de cassation dans sa décision ci-avant commentée, qui est en tous points conforme à celle retenue par le Conseil d’Etat, est-elle contraire aux principes constitutionnels français, ou plus encore à l’article 8 et 9 de la DDHC et 7 de la CESDH ?

 

L’avenir le dira vraisemblablement puisqu’à n’en pas douter, Carrefour, qui a épuisé les voies de recours en droit interne, risque de saisir la Cour Européenne des droits de l’Homme de la difficulté. Rappelons à cet égard que nos Hautes juridictions françaises ont déjà eu des différences d’analyse avec la Cour de Luxembourg. On peut par exemple citer l’arrêt DUBUS c/ France[6] dans laquelle la Cour Européenne ne fait pas que sanctionner la France pour l’illégalité de la procédure disciplinaire mise en place par la commission bancaire ; elle fustige également, dans sa décision rendue à l’unanimité, le comportement du Conseil d’Etat, à qui elle reproche d’avoir refusé de sanctionner cette illégalité alors qu’il était saisi des mêmes moyens.

 

Le débat risque d’être passionnant en droit international. En effet, la diversité des droits régissant la matière économique en Europe est telle que l’Union Européenne peine à harmoniser une sanction commune dans toute l’Union européenne à toutes les infractions en matière économique. Même la CJUE reste prudente[7], lorsqu’elle est interrogée sur la définition et les conditions d’application au regard de la règlementation européenne, de l’amende civile. C’est ainsi que, saisie d’un litige qui opposait une société de droit néerlandais à une société de droit allemand,à propos de la mise en œuvre par le droit allemand de l’amende civile, celle-ci avait été, au cours des débats, interpellée sur le caractère dual d’une telle amende, qui d’un coté avait été prononcée à la demande d’une des parties dans le but de renforcer l’efficacité d’une décision préalable visant à protéger un droit de propriété intellectuel, mais avait de l’autre coté pour fonction de sanctionner la violation d’un ordre émis par les juridictions judiciaires. Il était donc tout à fait envisageable de considérer que ces éléments conféreraient au droit allemand un mécanisme conduisant à son exclusion du régime européen de l’effet des jugements (Règlement Bruxelles I) Ce principe était défendu par l’avocat général dans ses conclusions, qui soutenait que : « l’intérêt privé s’efface au profit de l’intérêt public qu’est le respect des décisions de justice »[8].

 

La CJUE ne tranche pas la difficulté en jugeant que l’amende civile, qui est un accessoire à l’exécution de la décision de justice rendue qui en est le principal, de sorte qu’elle doit être exécutée pour le tout (principal et accessoire) suivant les modalités du Règlement Bruxelles I.

 

Par sa décision, la CJUE ne définit donc pas l’amende civile, mais la richesse des débats illustre la complexité de la règle et surtout l’impérieuse nécessité de sa clarification au moins au regard du droit international. Il semble, pour notre part, que l’amende civile qui emprunte à certains égard les mécanismes des dommages et intérêts punitifs mais s’en différencie sur le bénéficiaire du paiement de l’amende[9], relève du domaine répressif de sorte que contrairement à ce que jugent la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, une telle amende ne peut être prononcée qu’en respectant la totalité des principes nationaux et internationaux qui régissent la matière pénale. 

 

La décision rendue ne devrait pas être pour les plaideurs la fin d’un combat, mais l’épuisement des voies de recours nationales qui devrait leur permettre d’engager le débat sur plan européen.

 

Eric DELFLY   Sylvain VERBRUGGHE
Vivaldi-Avocats 

       


[1] Cass.com, 12 juillet 2011, n°10-21551

[2] ndlr : articles 8 et 9 de la DDHC

[3] CC, 13 janvier 2011, n°2010-85, QPC

[4] CC, 13 mai 2011, n°2011-126 QPC

[5] CE, 22 nov 2000, n°207697, Publié au recueil LEBON ; CE, 6 juin 2008, n°299203, Publié au recueil LEBON 

[6] Décision du 11 septembre 2009, Dubus SA c/ France, n° 5242/04.

[7] CJUE, 18 octobre 2011, C-406/09

[8] Conclusions MENGOZZI, sur l’arrêt commenté, page 63.

[9] Pour les dommages et intérêts punitifs, il s’agit essentiellement de personnes morales de droit privé, alors qu’en droit français, l’amende civile est toujours prononcée au bénéfice de l’Etat, personne publique par excellence

Print Friendly, PDF & Email
Partager cet article