Saga Hermès /LVMH ou les « ghosts franchissements de seuil »

Laurent Turon
Laurent Turon

 

Sources : Commission des sanctions : décision du 25 juin 2013

 

I- les faits

 

Au cours du premier semestre 2008, LVMH a conclu plusieurs contrats d’Equity Linked Swap (ELS) par l’intermédiaire de deux de ses filiales, l’une luxembourgeoise et l’autre hong-kongaise, qu’elle contrôlait indirectement et qui étaient consolidées au sein du groupe.

 

Ces contrats, dont le dénouement n’était initialement prévu qu’en numéraire, et qui lui permettaient de s’exposer à la hausse ou la baisse du titre Hermès comme si elle détenait les titres, mais sans avoir à les acquérir, ont été conclus avec trois banques différentes, sans que l’engagement de chacune d’entre elles ne porte sur une exposition au titre Hermès supérieure à 5 %

 

Pour se couvrir des risques liés à ces contrats, notamment celui de devoir verser une plus-value importante à LVMH lors du dénouement, les banques ont, au total, acheté par blocs environ 13 millions d’actions Hermès, dont la plupart, détenues par un seul et même actionnaire d’Hermès, leur avaient été préalablement signalées par LVMH.

 

Fin octobre 2010, LVMH et les banques ont dénoué les ELS de manière anticipée, non pas en numéraire comme prévu au départ, mais en titres. LVMH qui détenait déjà, depuis 2002, 4,9 % du capital d’Hermès, a déclaré, le 27 octobre 2010, en détenir 14,22 % depuis le 21 octobre 2010, puis 17,07 % depuis le 24 octobre 2010.

 

Considéré isolément, aucun de ces éléments ne méconnaissait les règles relatives à l’information financière, les ELS dénouables en numéraire n’étant, au moment des faits, pas soumis à la réglementation sur les franchissements de seuil, alors que, depuis octobre 2012, toute personne qui détient de tels ELS représentant plus de 5 % (ou 10 %, 15 %,…) du capital d’un même émetteur doit déclarer un franchissement de seuil à la hausse.

 

II- la décision

 

Toutefois, la commission des sanctions, procédant à une approche globale de l’opération, a estimé que la seule recherche d’un profit financier rendait difficilement explicables les modalités particulières de conclusion de ces contrats (montant atypique des ELS ; répartition entre plusieurs banques pour éviter toute déclaration de franchissement de seuil ; conclusion par des filiales étrangères de LVMH n’apparaissant pas dans la liste des sociétés consolidées par celle-ci jusqu’au rapport annuel 2010 ; indication aux banques, par LVMH, des blocs de titres leur permettant d’assurer la couverture des ELS ; montant des garanties accordées aux banques par LVMH ; mesures prises, dans les comptes consolidés de LVMH, pour masquer la concentration des ELS sur un seul titre).

 

La Commission a considéré que LVMH s’était ainsi donné les moyens de préparer une opération financière au sens de l’article 223-6 du règlement général de l’AMF[1].

 

Elle a ensuite constaté que le 21 juin 2010, LVMH avait obtenu l’accord de deux des trois banques pour dénouer les ELS en titres, de sorte que l’opération consistant à acquérir auprès de ces deux établissements bancaires les titres Hermès devenait réalisable. À partir de cette date, LVMH aurait dû porter à la connaissance du public, conformément à l’article 223-6 précité, l’opération financière en préparation en indiquant, outre ses aléas, ses caractéristiques. Ce qu’elle n’a pas fait.

 

Après avoir constaté l’incidence significative que cette annonce aurait pu avoir sur les cours des titres Hermès et LVMH, la Commission des sanctions a considéré que le manquement était caractérisé en tous ses éléments. Elle a, par ailleurs, retenu que LVMH n’avait pas entièrement respecté son obligation d’information dans ses comptes consolidés des exercices 2008 et 2009.

 

III- Commentaires

 

III-1

 

Cette décision qui  peut faire l’objet d’un recours[2]’ n’est que la confirmation d’une position déjà affirmée pour sanctionner des opérations de prises de participations rampantes utilisant des techniques proches de celles dont la légalité a été discutée

 

Ainsi par une décision du 13 décembre 2010 la commission des sanctions a t’elle condamné  la société Wendel et monsieur Lafonta à une sanction pécuniaire de 1,5 million d’euros chacun pour défaut d’information du marché sur la préparation de la « montée » de Wendel au capital de Saint Gobain.

 

Wendel avait utilisé des « TRS » (total return swap) : contrats créant entre les parties des obligations purement monétaires et dont le principe est de permettre d’acheter ou de vendre économiquement un actif sans avoir à acquérir ou à céder la propriété des titres en cause. Ces contrats avaient pour sous-jacent le titre Saint Gobain et conféraient ainsi à Wendel une exposition économique sur ce titre.

 

La décision de sanction objectait  que si Wendel faisait valoir qu’en souscrivant les TRS elle avait seulement entendu prendre une exposition économique sur le titre Saint Gobain, un tel objectif ne pouvait expliquer la mise en place progressive des financements (qui n’étaient pas nécessaires pour la gestion des TRS), et qu’au contraire ceux-ci « étaient parfaitement adaptés à une montée en capital lors du dénouement des TRS à l’initiative de Wendel ».

 

Résumant son analyse la décision relevait :« qu’à partir de la fin de 2006 Wendel a mis en place avec les banques (un dispositif)  qui combine, d’une part, la concentration de la propriété de 85 millions d’actions Saint Gobain entre les mains des contreparties que Wendel s’était choisies en concluant les TRS et, d’autrepart, la réunion des moyens de financement appropriés ne trouve tout son sens que dans la préparation des meilleures conditions d’une montée au capital de Saint Gobain ».

 

Le nouveau régime des déclarations de franchissement de seuil entend embrasser l’ensemble de ces moyens permettant de constituer une participation significative, mais peut-être l’ingénierie financière parviendra-t-elle un jour à mettre en échec cette obligation de transparence dans la montée au capital d’une société cotée.

 

III- 2

 

Par arrêt du 31 mai 2012, la Cour d’appel de Paris a donné acte à la société Wendel de son désistement et rejeté le recours formé par M. Jean-Bernard Lafonta à l’encontre de la décision de la Commission des sanctions du 13 décembre 2010[3].Deux enseignements pouvaient être tirés de cet arrêt qui reste toutefois soumis à la censure de la haute Cour

 

  • L‘obligation de publication à la charge de la personne préparant une opération financière

 

M. Jean-Bernard Lafonta soutenait que, dans l’esprit de nombreux opérateurs, cet article, qui n’avait jamais, jusqu’à la Décision, donné lieu à une décision de sanction, avait vocation a être interprété au regard de sa finalité initiale (la prévention des opérations d’initié). Ainsi, selon cette interprétation, des lors que la confidentialité pouvait être maintenue, il appartenait à l’initiateur d’une opération financière de décider de manière discrétionnaire du moment d’en rendre compte au marché.

 

Dans ce cadre, le fait générateur de la responsabilité de l’initiateur d’une opération financière résidait dans la survenance d’une “ fuite “, c’est-à-dire dans celle d’une divulgation de l’information non contrôlée par lui et non dans le choix de la date a laquelle l’information était diffusée par lui.

 

Dans la matière des offres publiques, depuis l’introduction du dispositif “ anti-rumeurs “[4], lequel fait, de manière expresse, référence à l’article 223-6, en cas de variations significatives de prix ou de volumes inhabituelles, l’AMF peut ainsi, d’une part, demander aux personnes dont il y a des motifs raisonnables de penser qu’elles préparent, seules ou de concert, une offre publique d’acquisition, d’informer, dans un délai qu’elle fixe, le public de leurs intentions et, d’autre part, ordonner une enquête conduisant, le cas échéant, la Commission à prononcer une sanction sur le fondement de l’article 223-6 du Règlement général.

 

L’analyse précitée n’est pas celle de la Cour d’appel de Paris qui parait ne pas admettre qu’un opérateur puisse ne pas rendre public son projet d’opération financière des lors qu’il a réuni dans ses mains les moyens lui permettant, sur simple décision de sa part, de réaliser |’opération qu’il a préparée :

 

“ Considérant que […], ces éléments permettaient a la Commission des sanctions de constater qu’à partir, a tout le moins du 21 juin 2007, date de conclusion avec la Société Générale du dernier TRS³ et d’un accord financier portant sur le même montant, la préparation par Wendel d’une opération financiers au sens de I’article 223-6 du Règlement général, exactement définie comme visant a acquérir dans le capital de Saint-Gobain une participation la mettant en mesure d’exercer une influence sur la stratégie de cette société, était suffisamment avancée pour pouvoir être mise en œuvre par la décision de Wendel de dénouer par anticipation les TRS et de se porter acquéreur sur le marché des actions mises en vente, du fait de ce dénouement, par les banques partenaires de l’opération » .

 

Encore faut-il que la préparation d’ « une opération financière “ soit caractérisée, ce qui s’apprécie in concreto.

 

Pour la Cour d’appel de Paris, la méthode du faisceau d’indices consistant a rapprocher divers éléments aurait permis d’établir non pas, comme le soutenait M. Jean-Bernard Lafonta, l’existence de projets successifs constitués par une exposition économique, puis par l’achat de titres Saint-Gobain, mais bien la préparation d’une unique opération financière préparée par Wendel et son dirigeant, constituée par plusieurs étapes successives, déterminées par avance, visant à permettre à Wendel de prendre possession d’une part substantielle du capital de Saint-Gobain la mettant en mesure d’exercer une influence sur la stratégie de cette société.

 

Il est ainsi relevé qu’a supposer que, lors de la souscription des TRS, Wendel ait, comme elle l’avait soutenu, principalement entendu prendre une exposition économique sur le titre Saint-Gobain, cet objectif ne peut expliquer la mise en place progressive des divers financements obtenus.

 

Certes, la mise en place des TRS pouvait impliquer de rechercher des capacités de financement pour faire face, lors du dénouement, à une éventuelle moins—value liée a une chute du cours du titre Saint- Gobain[5].Mais une telle recherche ne peut expliquer que la mise en place de financements qui correspondent à la plus pessimiste des hypothèses de moins-value raisonnablement envisageable. Elle ne saurait expliquer la recherche de financements d’un montant du même ordre de grandeur que celui des TRS.

 

Au contraire, elle s’intègre parfaitement dans le scénario de la préparation d’une montée au capital de Saint-Gobain. Pour se couvrir du risque lié a la conclusion des TRS, les banques achetaient des actions Saint-Gobain. Le dénouement progressif des TRS rendait sans objet cette couverture et les conduisait logiquement a revendre les actions sur le marché… que Wendel pouvait alors acquérir. Comme le relève la Cour d’appel :

 

 “ […] dans une telle configuration, les ventes des actions qui assuraient précédemment la couverture des banques favorisent les achats dans la double mesure où elles créent de la liquidité sur le titre et, en offrant une contrepartie aux achats, limitent les risques de hausse de cours qu’une rapide montée au capital entraînerait “.

 

La Cour d’appel considère donc que c’est a raison que la Commission avait retenu que la mise en place par Wendel d’un dispositif combinant “ d’une part, la concentration de la propriété de 85 millions d’actions Saint-Gobain entre les mains des contreparties que Wendel s’était choisies en concluant Ies TRS, d’autre part, la réunion des moyens de financement appropriés ne trouve tout son sens que dans la préparation des meilleures conditions d’une montée au capital de Saint-Gobain, sans pour autant que cette préparation fut exclusive, le cas échéant, de solutions alternatives » .

 

Pour la Cour d’appel, les éléments mis en lumière par la Commission lui permettaient de constater :

 

 “ qu’à partir, a tout le moins du 21 juin 2007, date de conclusion avec la Société Générale du dernier TRS et d’un accord financier portant sur le même montant, la préparation par Wendel d’une opération financiers au sens de l’article 223-6 du Règlement général, exactement définie comme visant a acquérir dans le capital de Saint-Gobain une participation la mettant en mesure d’exercer une influence sur la stratégie de cette société, était suffisamment avancée pour pouvoir être mise en œuvre par la décision de Wendel de dénouer par anticipation les TRS et de se porter acquéreur sur le marché des actions mises en vente, du fait de ce dénouement par les banques partenaires de l’opération ».

 

C’est donc à juste titre, selon la Cour d’appel, que la Commission a jugé que “ des le 21 juin 2007, il incombait à Wendel, en application des dispositions précitées du premier alinéa de l’article 223-6 du règlement général, de porter a la connaissance du public les caractéristiques de cette opération, laquelle était susceptible d’avoir une influence significative sur le cours du titre Saint-Gobain :

 

 “ et qu’elle était fondée, après avoir caractérisé le manquement, à “ porter une appréciation sur ce manquement, en observant que le mécanisme mis en oeuvre l’avait été dans des conditions constitutives d’un contournement déloyal des prescriptions destinées a garantir l’information financière indispensable au bon fonctionnement du marché et qu’était ainsi révélée une fraude à la loi ».

 

Peu avait importé à la Commission |’argument selon lequel ce n’était que le 3 septembre 2007 que “ les organes sociaux de Wendel ” — en l’occurrence, de directoire — avaient formellement décidé d’acquérir les actions Saint-Gobain

 

“ cette circonstance est sans incidence sur la caractérisation du manquement “, indiquait la Décision). La Cour d’appel de Paris approuve ce jugement en précisant que l’article 223-6 du Règlement général n’exige pas que l’opération financière qu’il vise ait “ une issue certaine “ et que “ le fait, d’une part, qu’a la date du 21 juin 2007 subsistaient encore des aléas affectant l’opération financière projetée et, d’autre port, que la décision d’acquérir les actions Saint- Gobain n’a finalement été prise de manière officielle “ qu’après le 21 juin 2007, ne privait pas de retenir qu’à cette date “le projet d’opération était suffisamment avancé pour pouvoir être mis en oeuvre par Wendel en dénouant les TRS par anticipation “. Par conséquent, a cette date (du 21 juin 2007) “que/le que soit l’existence d’aléas, les “ caractéristiques “ de l’opération visées par l’article 223-6 du RGAMF étaient suffisamment définies et précisées » par divers éléments objectifs et “des lors, […] rien ne faisait obstacle a ce que soient portées a la connaissance du marché le 21 juin 2007 les caractéristiques de l’opération préparée par Wendel, tout en soulignant les aléas “.

 

Et s’agissant des contraintes de confidentialités posés in finé au 223-6 précité la Cour d’appel de Paris approuve la Commission:

 

 “ […] s’il est vrai que les contraintes de la confidentialité sont prises en compte […], la Décision a cependant retenu à juste titre qu’elles ne pouvaient être utilement invoquées pour justifier une abstention prolongée, des lors qu’est seulement envisagée la possibilité de différer la publication de l’opération si la confidentialité est momentanément nécessaire à la réalisation de l’opération ; qu’en effet la confidentialité de la préparation d’une opération financière conduisant a une rupture de l’égalité de traitement entre les investisseurs et portant atteinte au principe de transparence gouvernant les marches financiers, son maintien ne peut être conçu au-delà d’un délai raisonnable », non sans observer que compte tenu de son état d’avancement le 21 juin 2007, la révélation de l’opération financière en préparation ne risquait plus de compromettre ses chances de succès et que, des lors que les négociations avec Saint-Gobain n’ont commencé qu’après la première déclaration de franchissement de seuil, aucune considération tirée de la nécessité d’attendre que Wendel négocie de manière confidentielle sur la base de la recherche d’un consensus sa montée au capital ne peut justifier le silence gardé par M. Jean-Bernard Lafonta après le 21 juin 2007 ».

 

  • L’obligation pour un émetteur de publier les informations privilégiées le concernant

 

Les actions de Wendel étant admises aux négociations sur le marché NYSE Euronext à Paris, Wendel et M. Jean-Bernard Lafonta étaient également justiciables des dispositions de l’article 223-2 du Réglement général.

 

L’article 223-2, I du Règlement général dispose en effet que “ tout émetteur doit, des que possible, porter a la connaissance du public toute information privilégiée définie a l’article 621-1 et qui le concerne directement “.

 

L’information privilégiée définie a l’article 621-1 du Règlement général s’entend d’une “ information précise qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui si elle était rendue publique, serait susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers qui leur sont lies[6]

 

Le Règlement général précise en outre :

 

 – qu’une information “ est réputée précise si elle fait mention d’un ensemble de circonstances ou d’un évènement qui s’est produit ou qui est susceptible de se produire et s’il est possible d’en tirer une conclusion quant à l’effet possible de ces circonstances ou de cet évènement sur le cours des instruments financiers concernés ou des instruments financiers qui leur sont liés » [7]

 

– qu’une information, qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’avoir une influence sensible “ est une information qu’un investisseur raisonnable serait susceptible d’utiliser comme l’un des fondements de ses décisions d’investissement “[8]

 

En l’espèce, la Cour d’appel de Paris considère que la Commission a relevé par d’exacts motifs que l’information présentait toutes les caractéristiques d’une information privilégiée.

 

D’abord, elle était précise au sens de l’article 621-1 du Règlement général puisque est précise, au sens de cet article, “ une information relative à l’existence d’un projet suffisamment défini pour avoir des chances raisonnables d’aboutir, peu important l’existence d’aléas quant à sa réalisation effective “.

 

Ensuite, elle n’était pas publique, et ce jusqu’au 26 septembre 2007, date de la déclaration par Wendel du franchissement du seuil de 5% du capital de Saint-Gobain et de la publication par Wendel d’un communique faisant état de son “ investissement dans une société de grande qualité et au fort potentiel de développement [qui] s’effectue dans le cadre de la stratégie long terme mise en oeuvre par Wendel “.

 

Enfin, elle était, compte tenu des enjeux de |’opération pour Wendel, susceptible d’avoir une influence sensible sur son cours. A cet égard, la Cour d’appel précise, en réponse a un argument utilisé par M. Jean-Bernard Lafonta, qu’il n’y pas lieu de rechercher dans quel sens, à la hausse ou a la baisse, pourrait s’opérer la variation de cours mais seulement si une influence sensible sur le cours est susceptible de se produire.

 

S’analysant en une information privilégiée, la communication au marché de l’opération projetée ne pouvait en principe être différée des lors que, le 3 septembre 2007, le directoire de Wendel avait décidé le dénouement progressif des TRS par |’acquisition directe d’actions.

 

Les circonstances dans lesquelles un émetteur est autorisé a ne pas porter immédiatement à la connaissance du public une information privilégiée sont, en effet, extrêmement réduites.

 

Ce n’est que si la publication de l’information privilégiée peut porter atteinte à ses intérêts légitimes, sous réserve qu’il soit en mesure d’assurer la confidentialité de cette information en contrôlant l’accès à celle-ci et pour autant que son omission ne risque pas d’induire le public en erreur, que l’émetteur peut, sous sa propre responsabilité, différer sa publication (article 223-2, II du Règlement général).

 

Comme exemples de motifs légitimes, le Règlement général cite deux cas, en son article 223-2, Ill.

 

Le premier tient a l’existence de négociations en cours, lorsque le fait de les rendre publiques risquerait d’affecter leur issue ou leur cours normal (en particulier en cas de danger grave et imminent menaçant la viabilité financière de l’émetteur, mais n‘entrant pas clans le champ des dispositions mentionnées au livre VI du Code de commerce relatif aux difficultés des entreprises, dans lequel la divulgation d’informations au public peut être différée pendant une période limitée si elle risque de nuire gravement aux intérêts des actionnaires existants ou potentiels en compromettant la conclusion de négociations particulières visant à assurer le redressement financier à long terme de l’émetteur).

 

Le second se rapporte a des décisions prises ou des contrats passés par l’organe de direction d’un émetteur qui nécessitent l’approbation d’un autre organe de l‘émetteur pour devenir effectifs (lorsque la structure dudit émetteur requiert une séparation entre les deux organes), si la publication de ces informations avant leur approbation, combinée à l’annonce simultanée que cette approbation doit encore être donnée, est de nature a fausser leur correcte appréciation par le public.

 

En l’espèce, des lors que l’opération financière visant a acquérir dans le capital de Saint-Gobain une participation mettant Wendel en mesure d’exercer une influence sur la stratégie de cette société était suffisamment avancée pour pouvoir être mise en oeuvre par la décision de Wendel de dénouer par anticipation les TRS et de se porter acquéreur sur le marché des actions dont ce dénouement entraînerait la vente par les banques partenaires, la publication de cette information n’était pas de nature a faire obstacle a la réalisation de l’opération et aucun motif légitime ne pouvait donc, aux yeux de la Commission et de la Cour d’appel de Paris, justifier de différer la publication de celle-ci.

 

M. Jean-Bernard Lafonta avait pourtant indiqué que l’information “relative à la mise en place d’une opération financière permettant de prendre 61 terme une participation substantielle dans le capital de Saint-Gobain” était, jusqu’au 4 octobre 2007, bien trop incertaine pour devoir être communiquée au marché. C’est en effet à cette date que le conseil de surveillance de Wendel a autorisé l’opération. Or, selon M. Jean-Bernard Lafonta, “ les éléments du dossier établissent que cette décision était très loin d’être acquise d’avance “. Il était donc exclu, selon lui, “ que l’initiative prise par le directoire le 3 septembre 2007 pour sauvegarder les intéréts de Wendel fut communiquée au marché, alors qu’elle n’avait pas encore été validée par le conseil de surveillance et que le directoire anticipait a juste titre que cette validation ne serait pas une simple formalité ».

 

Ni la Commission, ni la Cour d’appel ne retiennent cet argument alors que l’article 223-2, III du Règlement général prévoit précisément comme motif légitime de non publication immédiate d’une décision constituant une information privilégiée la nécessité d’obtenir l’approbation d’un autre organe de l’émetteur si Ia publication de la décision avant son approbation, combinée à l’annonce simultanée que cette approbation doit encore être donnée, est de nature a fausser sa correcte appréciation par le public.

 

Répondent-elles seulement à l’argument ? Pas totalement, nous semble-t-il. La Cour relève bien que “ si certains aléas subsistaient encore a la date du 3 septembre 2007, en particulier la nécessité de recueillir l’accord du conseil de surveillance, cette circonstance est sans incidence sur la précision requise de l’information en cause “ et “ dès lors que la concentration de la propriété de 85 millions d’actions Saint-Gobain entre les mains des contreparties que Wendel s’était choisies en souscrivant les TRS et que la réunion des moyens financiers permettant d’acquérir ces titres sur le marché étaient acquis, I’opération projetée était suffisamment définie pour avoir des chances raisonnables d’aboutir “. Mais cette réponse laisse un peu sur sa faim. Elle se rapporte en effet a la question de la précision de l’information, qui est autre.

 

Certes, la Cour ajoute que “ dons ces conditions, M. Lafonta n’était pas fondé a soutenir qu’il ne pouvait prendre le risque de délivrer une fausse information au marché en raison du défaut de précision de l’information en question, étant au demeurent observé qu’il lui était parfaitement loisible, en informant le marché du contenu de l’information privilégiée dont la société Wendel disposait à compter du 3 septembre 2007, d’assortir, le cas échéant, sa communication d’une précision concernant la nécessité d’obtenir l’autorisation du conseil de surveillance pour la mise en oeuvre effective de l’opération ”.

 

Cette observation a le mérite de se rapporter à la question posée.

 

Néanmoins, il sera permis d’être plus que réservé sur sa pertinence, sauf s’il avait été démontré — ce qui ne semble pas avoir été le cas — que l’autorisation du conseil de surveillance était acquise d’avance. Le risque de voir le conseil de surveillance désavouer le directoire par le refus de son autorisation n’était-il pas de nature a constituer un intérêt légitime pour différer la publication de l’information ?

 

Reste qu’aurait néanmoins fait défaut, selon la Cour d’appel, |’une des conditions nécessaires pour différer la publication de l’information privilégiée. En effet, selon la Cour d’appel, eu égard à l’importance de l’opération, la rétention de l’information privilégiée était “ de nature à induire le public en erreur “…

 

III- 3

 

LVMH sait désormais ce qui l’attende devant la Cour d’Appel de Paris Mais se privera t’elle d’un tel recours tant que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur le sujet ?

 

En faisant de l’article 223-6 de son règlement général une sorte d’obligation de déclaration de franchissement de seuil et d’intention a priori, l’AMF, avec le soutien de son juge la cour d’appel de Paris, a posé la limite à ne pas franchir. Cependant, en se référant à la notion d’opération financière qui n’a aucune définition précise dans la réglementation, n’a-t-elle pas créé une situation d’insécurité juridique ?

 

Mieux encore la sanction administrative étant soumise aux règles posées par la CESDH et par la constitution française, l’extrapolation tirée de la lecture de l’article 223-6  n’est elle pas de nature à constituer  une infraction aux articles 7 et 8 de la constitution française et 7 de la CESDH ? George SOROS , un autre « raider » de la finance internationale s’y était essayé en contestant la prévisibilité du dispositif français réprimant le délit d’initié , sans succès toutefois[9]  puisque la Cour Européenne des droits de l’homme a préféré opter pour une lecture souple du principe de légalité des délits et des peines. Si la Cour admet qu’il n’existait pas en 1988 de précédents jurisprudentiels portant sur « des situations analogues à » celle du requérant, elle estime toutefois qu’ « une interprétation raisonnable de [la] jurisprudence » relative à d’autres « situations suffisamment proches […] permet[tait à l’intéressé] de savoir, ou à tout le moins de se douter, que son comportement était répréhensible » (§ 57). Pour parvenir à cette conclusion, la Cour s’attache tout particulièrement au profil de George Soros, un « “investisseur institutionnel“, familier du monde des affaires et habitué à être contacté pour participer à des projets financiers de grande envergure » qui, à ce titre et « compte tenu de son statut et de son expérience, […] ne pouvait ignorer que sa décision d’investir dans les titres de la banque S. pouvait le faire tomber sous le coup du délit d’initié prévu par l’article 10-1 précité. Ainsi, sachant qu’il n’existait aucun précédent comparable, il aurait dû faire preuve d’une prudence accrue lorsqu’il a décidé d’investir sur les titres de la banque » (§ 59).

 

Le temps ne serait donc pas non plus au beau fixe sur ce moyen pour LVMH. Il faut toutefois ajouter que le refus de condamner la France (§ 62) est vertement critiqué par les juges Villiger, Yudkivska et Nussberger. Dans leur opinion dissidente commune, ils rappellent que « l’interprétation stricte d’une règle pénale a pour effet que, lorsqu’un terme équivoque ou une phrase ambiguë fait naître un doute raisonnable quant à sa signification, c’est le sujet qui doit en bénéficier et non le législateur qui ne s’est pas exprimé clairement ».dans un tel contexte ce moyen mériterait d’être développé en droit interne

 

Il serait en tous cas utile que l’AMF précise ce que constitue une opération financière dans le cadre de la montée au capital d’un émetteur, afin d’éviter que l’application de l’article 223-6 ne repose uniquement sur l’intention poursuivie d’exercer une influence sur la société, ce qui est le droit légitime de tout actionnaire significatif.

 

Eric DELFLY

Vivaldi-avocats



[1] Article 223-6

Toute personne qui prépare, pour son compte, une opération financière susceptible d’avoir une incidence significative sur le cours d’un instrument financier ou sur la situation et les droits des porteurs de cet instrument financier doit, dès que possible, porter à la connaissance du public les caractéristiques de cette opération.

Si la confidentialité est momentanément nécessaire à la réalisation de l’opération et si elle est en mesure de préserver cette confidentialité, la personne mentionnée au premier alinéa peut prendre la responsabilité d’en différer la publication.

[2] C. monét. fin., art.  R. 621-44

[3] M. Jean-Bernard Lafonta pourvoi en cassation a formé un à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 31 mai 2012.

[4]Articles 223-32 a 223-35 du  RGAMF

[5] Encore qu’il soit quelque peu contradictoire, pour un opérateur de, simultanément, parier sur une hausse du cours d’un instrument financier (en concluant le TRS) et anticiper sa baisse éventuelle (en recherchant les moyens financiers pour y faire face).

[6] Article 621-1 alinéa 1 du RGAMF

[7] Article 621-1 alinéa 2 du RGAMF

[8]Article 621-1 alinéa 3 du RGAMF

[9]Cour EDH, 5e Sect. 6 octobre 2011, Soros c. France, Req. n° 50425/06

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