Rupture brutale d’une relation commerciale intra UE

Laurent Turon
Laurent Turon

 

SOURCE : Cass com 20/09/2017, n° 16-14.812 F-PBI

 

La problématique est récurrente. A la base, une victime d’une brutale rupture de relation contractuelle établie va obtenir réparation de son préjudice et s’interroge sur la juridiction qu’elle doit saisir.

 

            I – PROBLEMATIQUE

 

La réponse est apportée par la qualification de la brutale rupture des relations contractuelles :

 

Si la brutale rupture doit être examinée sur le fondement de la responsabilité contractuelle, alors la juridiction compétente sera le lieu où la personne morale est établie (siège ou établissement article 43 du CPC) et alternativement, comme nous sommes en matière contractuelle, le lieu de la livraison effective de la chose ou le lieu de l’exécution de la prestation de services (article 46 du CPC) ou lorsqu’il existe des conditions d’achat, de vente ou une convention, la juridiction visée par la clause attributive de compétence ;

 

Si la responsabilité est délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort duquel le dommage a été subi (article 46 alinéa 3 du CPC), c’est-à-dire en règle générale et à suivre la jurisprudence de la Chambre Commerciale, le siège de la société victime de la brutale rupture.

 

Ces règles de base rappelées, il faut alors s’intéresser à la qualification de la brutale rupture par le droit prétorien. Et c’est là que les choses se compliquent puisque Chambre Civile et Chambre Commerciale affichent leurs divergences, puisque pour les Chambres Civiles, la brutale rupture doit s’analyser au regard des règles de la responsabilité contractuelle, alors que pour la Chambre Commerciale, sur le fondement de la responsabilité délictuelle. Nous aurions aimé un arrêt des Chambres mixte, mais celui-ci tarde à intervenir.

 

Les praticiens doivent donc avant d’engager leur procédure, mettre en place un « QCM ».

 

            II – LE DROIT PRETORIEN SUR LA COMPETENCE TERRITORIALE

 

En synthèse, si le litige est de nature :

 

Civile : la victime devra tenir compte des dispositions des articles 43 et 46 du CPC ou de la clause attributive des juridictions qui s’applique à tout litige découlant de la rupture des relations contractuelles entre les parties, au regard de l’article 23 du Règlement CE n° 44-2001 du Conseil du 22 décembre 2000, peu important le fondement de ses demandes[1].

 

La même observation peut être répétée en cas de recours à « la clause compromissoire visant tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci » qui est applicable, peu importe que les dispositions de l’article L 442-6-I-5 du Code de Commerce soient constitutives d’une loi de police.[2]

 

Internationale : historiquement, la Cour de Justice des Communautés Européennes avait retenu le caractère contractuel d’une demande d’indemnisation fondée sur la rupture sans préavis d’une convention[3].

 

Ces décisions s’inscrivaient dans le cadre d’un contexte réglementaire qui avait changé, notamment avec la publication de BRUXELLES 1 (Règlement CE 44-2001 précité) et de BRUXELLES 1 BIS[4].

 

Pour régler la difficulté, la Cour d’Appel de PARIS[5] a saisi la Haute Cour Européenne d’une demande préjudicielle, laquelle dans une décision du 14 juillet 2016[6] a jugé que la responsabilité devait être analysée sous l’angle contractuel.

 

Ainsi, par un raisonnement dont l’académisme peut être souligné, la CJUE rappelle les principes d’interprétation stricte et autonome des notions juridiques communautaires qui vont servir de fondement au revirement de la Chambre Commerciale ici commenté :

 

« 1. Les règles de compétence spéciale sont d’interprétation stricte[7].

 

2. Les termes de matière contractuelle et de matière délictuelle ou quasi-délictuelle doivent être interprétés de façon autonome en se référant principalement au système et aux objectifs de ce règlement, en vue d’assurer l’application uniforme de celui-ci dans tous les Etats membres. Il ne saurait dès lors être compris comme renvoyant la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale[8].

 

3. S’agissant de la notion de matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l’article 5 du point 3 du Règlement BRUXELLES 1, celle-ci comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur qui ne se rattache pas à la « matière contractuelle » au sens de l’article 5.1 sous a) de ce règlement[9]. »

 

Ce dogmatisme européen ne laisse pas de place à l’interprétation. La brutale rupture de relation commerciale s’analyse sous l’angle contractuel, de sorte que clause attributive et clause compromissoire sont opposables à la victime de la rupture.

 

Commerciale : pour la Chambre Commerciale, la brutale rupture des relations commerciales établies relève des litiges extracontractuels, de sorte que la victime n’a pas à souffrir des clauses attributives de compétence ou des clauses compromissoires[10].

 

Peu importe à cet égard que le litige soit national ou intracommunautaire[11].

 

L’analyse était complexe, mais encore maitrisable, puisque :

 

– Si le litige est de nature civile, qu’il soit national ou intracommunautaire, vous deviez gérer l’incompétence au regard des dispositions des articles 43 et 46 du CPC ou respecter les dispositions des clauses attributives de juridiction ou compromissoires ;

 

– Si le litige est de nature commerciale, la victime pouvait saisir sans être inquiétée, la juridiction de son siège… mais c’était avant l’arrêt commenté.

 

III – LE REVIREMENT

 

Depuis l’arrêt de la CJUE du 14 juillet 2016 portant interprétation des Règlements BRUXELLES 1 et 1 BIS, il devenait compliqué pour la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation, qui avait elle-même appliqué un texte dont l’interprétation avait été donnée par la juridiction européenne de maintenir sa jurisprudence qui consistait à analyser la brutale rupture de relation commerciale établie, même dans un cadre européen, sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle.

 

La Haute juridiction nationale s’incline donc aux termes d’un attendu de principe qu’il convient de citer :

 

« Mais attendu qu’aux termes de l’article 7 point 2 du Règlement UE 1215-2012 du Parlement Européen et du Conseil du 12/12/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle qu’interprétée par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE 14/07/2016 – aff. C-196/15 GRANOLO). Une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relation commerciale établie de longue date ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi-délictuelle, au sens du règlement, s’il existait entre les parties, une relation contractuelle tacite reposant sur un faisceau d’éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment l’existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en qualité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée ; (…). »

 

Nous savons désormais que pour trancher tout litige relatif à la rupture d’une relation commerciale établie entre deux sociétés ressortissant de différents Etats membres de l’Union Européenne (civil ou commercial), il faut se référer aux règles de la responsabilité contractuelle, de sorte que la prestation caractéristique doit être recherchée, à défaut de stipulation fixant l’attribution conventionnelle de juridiction ou renvoyant l’affaire à l’arbitrage.

 

La solution est-elle certaine ? Pas si sûr que cela. La Chambre Commerciale accepte de se plier à l’analyse de la CJUE, que dans le cadre d’une relation contractuelle normale, c’est-à-dire qui s’est exécutée dans des conditions de loyauté admis par les parties, qui divergent seulement sur les conditions dans lesquelles la rupture aurait dû intervenir (existence ou pas d’un préavis et de sa durée).

 

Dans les autres cas et à chaque fois qu’il sera évoqué des distorsions de concurrence, et par exemple des stipulations manifestement déséquilibrées en termes d’obligations ou tarifaires, alors la Chambre Commerciale qui a parfaitement encadré les limites de sa soumission au Droit européen, considèrera qu’il s’agit encore et toujours d’une responsabilité extracontractuelle qui autorise la victime à saisir la juridiction compétente de son siège social.

 

            IV – ET POUR ALLER PLUS LOIN

 

Une fois que le principe a été assimilé, c’est-à-dire que vous avez franchi le cap de l’analyse de la nature de la relation commerciale pour mieux en dégager les grands principes, vous devez vous rappeler qu’il s’agit d’une action qui répond de la compétence des juridictions spécialisées, et qui peut être précédée d’une action en référé qui n’obéit pas du tout aux mêmes principes… qui viennent d’être exposés.

 

                        IV – 1. Les juridictions spécialisées

 

Pour statuer sur les atteintes à la concurrence, le législateur a aux termes de l’article L 442-6, créé des juridictions spécialisées :

 

« Les litiges relatifs à l’application du présent article sont attribués aux juridictions dont le siège et le ressort sont fixés par décret. »

 

Le Tribunal territorialement compétent n’est donc pas celui du siège de la victime de la brutale rupture, mais la juridiction spécialisée dont dépend ledit siège. Ces juridictions ont été instaurées par le décret du 11 novembre 2009 codifié à l’article D 442-4 du Code de Commerce :

 

TRIBUNAUX

DE COMMERCE ET DE GRANDE INSTANCE

RESSORT DE COURS D’APPEL

Marseille.

d’Aix-en-Provence, Bastia, Montpellier et Nîmes.

Bordeaux.

Agen, Bordeaux, Limoges, Pau et Toulouse.

Lille.

Amiens, Douai, Reims et Rouen.

Fort-de-France.

Basse-Terre et de Fort-de-France.

Lyon.

Chambéry, Grenoble, Lyon et Riom.

Nancy.

Besançon, Colmar, Dijon, Metz et Nancy.

Paris.

Bourges, Paris, Orléans, Saint-Denis de La Réunion et Versailles.

Rennes.

Angers, Caen, Poitiers et Rennes.

 

Si la victime doit faire trancher ces litiges au regard de la responsabilité contractuelle, alors il faudra rechercher la juridiction civile ou consulaire spécialisée dont dépend la prestation caractéristique (litige intracommunautaire) ou celle de l’article 43/46 du CPC ou celle visée dans les clauses attributives de juridiction.

 

La victime d’une relation commerciale à caractère civil ou international n’aura pas à se poser la question ; s’il y a une clause d’arbitrage, ce sera évidemment les règles de la clause compromissoire qui s’appliqueront.

 

                        IV – 2. La juridiction des référés

 

Rappelons qu’il existe un « référé concurrence » créé par l’article L 442-6-IV qui dispose que :

 

« Le Juge des référés peut ordonner au besoin sous astreinte, la cessation des pratiques abusives ou toute autre mesure provisoire. »

 

Se pose alors la question de l’articulation de ce texte avec ceux du Code de Procédure Civile. Le Juge statuant en référé en vertu de l’article L 442-6 du Code de Commerce ne doit pouvoir ordonner les mesures exigées par la situation, que si les conditions fixées aux articles 808 ou 809 (matière civile) ou 872 et 873 (matière commerciale) précités, sont remplies.

Ce préalable posé, il faut rappeler les principes de droit commun selon lesquels les clauses compromissoires et attributives de compétence ne sont pas opposables à la juridiction des référés, de sorte que dans une telle hypothèse :

 

Si le litige est de nature civile ou internationale, on recherchera le lieu de livraison ou lieu d’exécution du contrat pour déterminer la juridiction compétente ;

 

Si le litige est de nature commerciale, ce sera la juridiction des référés de la juridiction spécialisée du siège de la victime qui pourra être saisie.

 

Vous n’avez pas tout compris ? Alors relisez l’article ou faite un tableau décisionnel, ce à quoi VIVALDI-CHRONOS est en train de s’employer, elle le mettra en ligne dès son achèvement.

 

Eric DELFLY

VIVALDI-Avocats


[1] Cass 1ère civ 06/03/2007, n° 06-10.946, bul civ 1 n° 93

[2] Cass 1ère civ 08/07/2010, n° 07-17.788 F+P+B+I

[3] CJCE 06/10/1976, aff 14/76 DE BLOOS ; ou CJCE 08/03/1988 aff 9/87 ARCADO

[4] Règlement UE 1251-2012 du 12/12/2012 dit « BRUXELLES 1 BIS » (article 7.2)

[5] Voici la question qui était posée : « L’article 5.3 du Règlement BRUXELLES 1 doit-il s’entendre en ce sens que relève de la matière délictuelle l’action indemnitaire pour rupture de relation commerciale établie consistant dans la fourniture de marchandises pendant plusieurs années à un distributeur sans contrat-cadre, ni exclusivité ? »

[6] CJUE 14/07/2016, aff C-196/5, GRANAROLO

[7] Voir CJUE 18/07/2013 OFABC 147/12

[8] CJUE 13/03/2014 C 548/12 BROGSTTER

[9] Voir notamment CJUE 28/01/2015 C 375/13 KOLASSA

[10] Voir notamment cass com 04/10/2011, n° 10-20 240 FS-PB ou cass com 20/05/2014, n° 12-26 705 F-PB, bull civ IV n° 90

[11] Voir cass com 18/01/2011, n° 10-11 895 FS-PB

 

 

Partager cet article
Vivaldi Avocats