Lanceur d’alerte: Il est protégé par la liberté d’expression posée à l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

Suite de l’affaire LUX LEAKS : Le Luxembourg est condamné pour avoir sanctionné le lanceur d’alerte à l’origine de l’affaire. Le droit français est-il encore compatible avec le droit conventionnel ?

Sources :

I – L’AFFAIRE LUX LEAKS

LUX LEAKS est l’abréviation de Luxembourg LEAKS qui est le nom donné au scandale financier relevant d’accords fiscaux conclus par les cabinets d’audit avec l’Administration Fiscale Luxembourgeoise pour le compte de clients internationaux. Parmi ces clients figurent les sociétés multinationales, APPLE, AMAZON, HEINZ, PEPSI, IKEA et DEUTSCHE BANK[1]. Ces accords sont, pour une large partie, consacrés par des rescrits fiscaux approuvés par l’Administration Fiscale Luxembourgeoise permettant aux multinationales de bénéficier de taux effectifs très faibles, d’imposition sur les bénéfices, bien en dessous du taux officiel de l’impôt sur les sociétés de l’époque de 29 % pouvant descendre, parfois, jusqu’à 1 %, combinés la plupart du temps à des relations financières intragroupes qui dirigent des flux de revenus vers des filiales luxembourgeoises peu imposées.

Les fuites, à l’origine de l’affaire, sont multiples et concernent des salariés ou anciens salariés des filiales luxembourgeoises des grands cabinets internationaux d’audit et de conseil que sont PWC, DELOITTE et KMPG.

Ces révélations ont été vécues, par les Luxembourgeois, comme un traumatisme national, à l’origine d’un changement de législation par une loi du 27 décembre 2017 visant à interdire certains montages fiscaux abusifs utilisés par les multinationales présentes dans ce pays.

En février 2017, les Etats Européens vont s’accorder sur une directive visant à supprimer la possibilité pour les multinationales d’échapper à l’impôt en exploitant les disparités entre les différentes législations fiscales des pays de l’Union Européenne et des pays hors Union Européenne, ce qui donnera naissance à la notion d’Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés (ACCIS). Enfin, la protection des lanceurs d’alerte sur l’ensemble du territoire de l’Union Européenne va être jugée insuffisante, de sorte que par exemple la directive renforçant le secret des affaires votée en 2016 introduira deux exceptions à l’égard des journalistes et des lanceurs d’alerte.

Enfin est adoptée la Directive « sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union »[2] qui, en son article 26 oblige les Etats membres de l’UE à mettre en vigueur les dispositions législatives réglementaires administratives nécessaires pour se conformer à la Directive au plus tard au 17 décembre 2021.

En France, la Directive a été transposée par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022. Mais cette transposition, pour autant qu’elle soit conforme à la Directive, est-elle véritablement conforme à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme ?

Pour comprendre la problématique, il faut revenir sur les deux principaux lanceurs d’alerte que sont Antoine DELTOUR et Raphaël HALET, tous deux anciens salariés de PWC qui vont, tous les deux, être condamnés par les Juridictions du second degré à des peines pénales essentiellement assises sur la violation du secret des affaires.

A la suite d’une unique audience en Cassation en novembre 2017, la Cour de Cassation du Luxembourg rend le 11 janvier 2018 un Arrêt qui annule la condamnation d’Antoine DELTOUR et lui reconnaît le statut de lanceur d’alerte pour l’essentiel des actes en lien avec les documents de LUX LEAKS. En revanche, Raphaël HALET est débouté de son pourvoi en Cassation à l’encontre de la décision qui le condamnait à une peine de de 1 000 € d’amende, ainsi que d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par la société.

Monsieur HALET va considérer que cette condamnation portait atteinte à sa liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme[3], à raison d’ailleurs, puisque le Luxembourg est condamné au visa de ce texte.

II – L’ARRET RENDU PAR LA GRANDE CHAMBRE DE LA CEDH

Monsieur HALET soutenait que la condamnation pénale prononcée à son encontre constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 précité.

Dans une première décision en date du 11 mai 2021, le CEDH a d’abord reconnu que le requérant pouvait, à priori, être considéré comme lanceur d’alerte au sens de sa Jurisprudence, puis a vérifié si les Juridictions nationales avaient respecté les différents critères dégagés dans l’Arrêt GUJA contre MOLDOVA[4], à savoir : « l’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation dans l’intérêt public présenté par les informations divulguées, la bonne foi du requérant, l’authenticité  des informations divulguées, le préjudice causé à l’employeur et la sévérité de la sanction. Relevant que les quatre premiers critères ne faisaient l’objet d’aucune controverse entre les parties, elle a conclu que seuls les critères relatifs d’une part à la pesé de l’intérêt public de l’information divulguée et du préjudice causé à l’employeur et, d’autre part, à la sévérité de la sanction étaient en cause en l’espèce ».

III – L’ARRET DE SANCTION CONTRE LE LUXEMBOURG

Dans son Arrêt du 14 février 2023 (ci-après : « la Décision »), la CEDH (ci-après : « la Cour ») reprend l’ensemble des critères ci-avant posés et les retient l’un après l’autre.

            III – 1. Sur l’existence d’autres moyens pour procéder à la divulgation

Les critères de canaux de signalement utilisés pour procéder au lancement de l’alerte sont pris en compte par la Cour avec une hiérarchie que reprend la Directive, mais aussi la Jurisprudence de la Cour, qui suppose que l’auteur de l’alerte procède à la divulgation, dans toute la mesure du possible, d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente, avec cette idée que la voie hiérarchique interne permet, en principe, de concilier au mieux le devoir de loyauté des employés avec l’intérêt public que présente l’information divulguée.

Pour autant, cet ordre de priorité, entre canaux internes et canaux externes, s’apprécie au cas par cas, en tenant compte de l’existence de mécanisme interne de signalement avec la possibilité du recours direct à une voie externe de dénonciation lorsque la voie de divulgation interne manque de fiabilité ou d’effectivité, ou lorsque le lanceur d’alerte risque de s’exposer à des représailles ou lorsque l’information qu’il entend divulguer porte sur l’essence même de l’activité de l’employeur concerné.

Sur ce point, la Cour souligne que les pratiques d’optimisation fiscale au bénéfice des grandes multinationales et les déclarations fiscales préparées par l’employeur du requérant pour le compte de ses clients à destination des services fiscaux étaient légales au Luxembourg, de sorte qu’elles n’avaient rien de répréhensible au sens de la loi nationale.

La Cour considère alors ainsi que dans pareil cas, « seul le recours direct à un canal externe de divulgation est susceptible de constituer un moyen efficace d’alerte ».

            III – 2. Sur l’authenticité de l’information divulguée

L’Etat Luxembourgeois ne contestait pas l’exactitude et l’authenticité des documents transmis aux journalistes.

            III – 3. Bonne foi du requérant

Pour l’essentiel, la Cour, ce qui là encore n’était pas contesté par le Gouvernement Luxembourgeois, constate que le requérant n’a pas agi « dans le but de lucre ou pour nuire à son employeur ».

            III – 4. Quant à la mise en balance entre l’intérêt public que représente l’information divulguée et les dommages de la divulgation

Sur ce point, l’Arrêt GUJA invite les Juridictions nationales à apprécier « le poids respectif du dommage que la divulgation risquerait de causer à l’autorité public et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation ». A cet égard, la Cour a déjà admis qu’une divulgation pouvait causer un préjudice au Parquet Général en portant atteinte à la confiance du public dans l’indépendance de cette institution où des services de renseignements pouvaient subir un préjudice du fait de la perte de confiance des citoyens dans le respect du principe de la légalité par les services de renseignements de l’Etat. Enfin, la Cour a, par le passé, reconnu que des divulgations pouvaient porter atteinte à la réputation professionnelle et aux intérêts commerciaux d’une société publique, à la réputation et aux intérêts commerciaux d’un hôpital ainsi qu’à la confiance du public dans la fourniture de traitements médicaux, de même qu’à la réputation personnelle et professionnelle d’un membre du personnel de cet hôpital.

Sur ce point, le Gouvernement Luxembourgeois avait précisé que l’obligation de confidentialité à laquelle était tenu le requérant ne résultait pas des seules stipulations contractuelles le liant à son employeur, mais également d’une obligation posée par la loi aux réviseurs d’entreprise. Il relevait notamment que le requérant se trouvait dans une situation comparable à celle d’un médecin ou d’un Avocat détenant des informations sur un client et ayant choisi de révéler, en violation de son secret professionnel destiné à protéger les données de leurs clients.

Ainsi, la légitimité de la violation du secret professionnel devait s’effectuer, non au moyen de la mise en balance des intérêts concurrents, mais au travers des conditions auxquelles la Directive subordonne la protection du lanceur d’alerte dans un contexte où il a déjà été écrit plus haut, que la divulgation, désormais appelée dans son terme générique LUX LEAKS, avait causé un préjudice d’image très important en assimilant le système fiscal luxembourgeois comme facilitant l’évasion fiscale, auquel on pouvait naturellement associer le préjudice d’image subi par les cabinets d’audit et notamment PWC, dont les révélations avaient conduit, en ce qui les concerne, à la constatation d’un manquement à leurs obligations relatives au secret professionnel.

Pour écarter les moyens du Gouvernement Luxembourgeois, la Cour rappelle que l’article 10 de la CEDH garantit en son premier paragraphe le droit à la liberté d’expression, lequel comprend le droit de communiquer des informations, et en son second paragraphe énumère les motifs permettant aux états de limiter celui-ci au nombre desquels figure la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles.

Et lorsqu’il s’agit d’en apprécier ses critères, la Cour, par sa décision, a un regard plutôt bienveillant sur notre lanceur d’alerte. En effet :

  • Quant au contexte de la divulgation litigieuse, la Cour estime que les informations transmises par Monsieur HALET constitués de 16 documents couverts par le secret professionnel, étaient intervenus après la diffusion de la première émission de Cash Investigation remettant en cause les pratiques du rescrit fiscal de l’Administration Luxembourgeoise, a été séparée d’une année et a été utile en ce qu’elle était en mesure de confirmer « le résultat de l’enquête journalistique » sans pour autant fournir « aucune information cardinale jusqu’alors inconnue pouvant lancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale». La Cour réaffirme dans sa Décision qu’un débat public peut s’inscrire dans la continuité et être nourri par des éléments d’informations complémentaires. Ainsi, des révélations qui portent sur des faits d’actualité ou des débats préexistants peuvent également servir d’intérêt général. La Cour précise « un débat public n’est pas figé dans le temps et ainsi (…) l’attitude des citoyens sur les questions d’intérêt public est évolutive dans le temps, de sorte que la seule circonstance qu’un débat public sur les pratiques fiscales au Luxembourg était déjà en cours au moment où le requérant divulgua les informations litigieuses, ne saurait, en soi, exclure que ces informations puissent, elles aussi, présenter un intérêt public au regard du débat ayant suscité des controverses en ce qui concerne les pratiques fiscales des sociétés en Europe et en particulier en France, et de l’intérêt légitime à en connaître » ;
  • Quant à l’intérêt public de l’information divulguée, elle s’inscrit dans un contexte apprécié par la Cour avec la mise en balance du poids de l’intérêt public que revêt la révélation de l’information par rapport aux effets dommageables qu’elle a entraîné, ce poids devant pouvoir s’apprécier à l’aune des circonstances des faits qui entourent la divulgation. La Cour estime que les informations litigieuses étaient seulement de nature à « interpeller ou scandaliser », comme l’ont retenu les Juridictions Luxembourgeoises, mais apporter bien un éclairage nouveau dont il convenait de ne pas minorer l’importance dans un contexte de débats sur « l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France ;
  • Quant aux effets dommageables, il ne fait pas de doute que PWC a été associé aux pratiques d’évasion fiscale, sinon d’optimisation fiscale et que la société d’audit a subi un préjudice de réputation, en particulier auprès de ses clients, dès lors que la divulgation litigieuse pouvait poser des interrogations quant à ses capacités à assurer la confidentialité des données financières qui lui étaient confiées et des activités fiscales menées pour leur compte. Pour autant, la Cour estime que cette mauvaise réputation ne serait pas avérée sur le long terme et que le seul fait que la divulgation porte sur des documents détenus par un employeur privé n’exclut pas nécessairement  que d’autres intérêts que ceux de cet employeur puissent se trouver affectés par cette divulgation, y compris des intérêts publics et, sur ce point, la Décision reconnait eu égard au retentissement médiatique et politique ayant suivi la divulgation des déclarations fiscales en cause, portait atteinte, au moins dans une certaine mesure, aux intérêts privés et à la réputation des sociétés multinationales dont les noms ont été révélés au grand public. Pour autant la Cour rejette ces moyens au motif que les Juridictions nationales du Luxembourg n’avaient, dans leur Décision de sanction, apporté aucune précision « permettant de comprendre pourquoi elle a finalement estimé qu’un tel préjudice dont la nature et la portée n’ont, au demeurant, pas été déterminées de manière circonstanciée, était « supérieur à l’intérêt général » que présentait la divulgation des informations litigieuses » ;
  • Quant au résultat de l’opération de la mise en balance, sur ce point, la Cour estime que les Juridictions Luxembourgeoises se sont livrées à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées et surtout qu’elles n’ont pas intégré dans le second plateau de la balance l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause pour ne s’attacher qu’au préjudice subi PWC, ce faisant, la Cour considère qu’en jugeant  « que ce seul préjudice, dont elle n’a pas mesuré l’ampleur au regard de son activité ou de sa réputation, prévalait  sur l’intérêt public que présentaient les informations divulguées, sans prendre en compte les atteintes également portées aux intérêts privés des clients de PWC ainsi qu’à l’intérêt public attaché à la prévention et à la sanction du vol et au respect du secret professionnel, la Cour n’a donc pas suffisamment tenu compte, comme elle aurait dû le faire, des spécificités de la présente affaire ». La Cour estimant que les Juridictions Luxembourgeoises ayant été défaillante dans l’application de l’article 10 de la CEDH, s’autorise donc à faire sa propre appréciation des intérêts en présence et estime que les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public, tout en admettant qu’elle ne pouvait ignorer que la divulgation litigieuse s’était faite au prix d’un vol de données et de violation du secret professionnel qui liait le requérant. Ainsi, la Cour relève l’importance relative des informations divulguées eu égard à leur nature et à la portée des risques s’attachant à leur révélation. Au vu de ces constats opérés quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt du public attaché à la divulgation de ces informations, l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables ;
  • La sévérité de la sanction :

La sanction (rappel 1 000 € d’amende et 1 € de dommages et intérêts) pour aussi minime qu’elle soit, s’inscrit dans un contexte de fort retentissement médiatique, de sorte que, eu égard, à la nature des sanctions pénales infligées et à la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte, lequel n’apparaît aucunement avoir été pris en compte par la Juridiction Luxembourgeoise et, compte tenu surtout du résultat auquel elle est parvenue au terme de la mise en balance des intérêts en présence, la Cour considère que la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée aux intérêts et au but légitime.

Tout autant passionnant que se révèle la lecture de cette affaire, la condamnation du Luxembourg porte autant de questions qu’elle n’apporte de réponses.

IV – L’ARTICLE 10 DE LA CEDH VS LA REGLEMENTATION NATIONALE

Il est admis par la Cour que notre lanceur d’alerte a violé des règles fondamentales de l’Etat du Luxembourg que sont la protection du secret d’affaires en général, le secret professionnel attaché à la profession d’auditeur et surtout les règles qui sanctionnent pénalement le vol. Au cas d’espèce, le vol est caractérisé par l’appropriation, ne fut-ce que l’espace, même d’un instant, de documents que notre lanceur d’alerte n’avait pas naturellement à sa disposition dans le but d’en prendre une copie papier ou électronique et en dehors des nécessités de ses fonctions professionnelles.

Et l’enseignement de la Décision est qu’on peut être l’auteur d’un vol, d’un manquement à la réglementation sur le secret des affaires ou des règles professionnelles s’attachant au secret de la profession qu’on exerce, sans avoir à subir les foudres des sanctions attachées à ces manquements.

Certes, cette immunité n’est possible que si un certain nombre de conditions, ci-avant définies, sont remplies, lesquelles devront être, de premier chef, appréciées par les Juridictions nationales avec la possibilité pour la personne condamnée de déférer la légitimité de cette sanction à la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Mais le travail auquel devront se livrer les Juridictions européenne est relativement lourd puisque la décision fait 72 pages auxquelles il faut ajouter 8 pages d’opinions dissidentes des cinq Magistrats (contre sept ayant voté contre la violation de l’article 10) qui relèvent notamment :

  • Un élargissement de la notion d’intérêt public. Et, pour le coup, l’avis peut être partagé puisque les critères sont excessivement flous. Ainsi le lanceur d’alerte est protégé, alors qu’il dénonce des actes qu’il estime être répréhensibles, sans être illégaux, de sorte que PWC comme ses clients n’avaient enfreint aucune législation au Luxembourg, les Magistrats précisant à cet égard que « s’il est, en effet, aisé d’identifier l’illicéité d’un comportement, il est déjà beaucoup plus difficile de déterminer ce qui est répréhensible, tout en état légal », tout en ajoutant « en réalité, tout peut être entré dans cette catégorie, même l’état de santé d’une personne qui occupe des fonctions dirigeantes ou les avoirs en banque d’une personnalité politique (…) » ;
  • Et surtout, braderie du secret professionnel, nos Magistrats dissidents estimant que la Décision « s’engage dès lors dans une terre inconnue, prenant délibérément le parti de brader le secret professionnel qui doit céder devant une information qui n’est que « intéressante » sans révéler une partie qui l’égale, ou du moins répréhensible. Et nos Magistrats de conclure « en tout cas, l’Arrêt, au lieu de fixer des critères un tant soit peu clairs qui pourraient servir de lignes directrices aux potentiels lanceurs d’alerte et aux autorités de poursuite appelées à dire s’il y a, ou non, lieu d’ouvrir une procédure, ou d’engager des poursuites crée la confusion et laisse les uns et les autres devant des choix difficiles à l’issue incertaine. Par ailleurs, cette incertitude n’affecte pas seulement les autorités de poursuite, mais risque également de nuire gravement aux relations de confiance qui sont à la base de toute relation de droit privé et, en particulier, d’un contrat de travail ».

A cet égard, CHRONOS avait publié le 02 mai, un article intitulé « lanceur d’alerte : tout ce qui va changer au 1er septembre 2022.  Il s’agissait de commenter la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 prise en application de la Directive. En son point IV de l’article, nous précisions que la loi protégeait le lanceur d’alerte publique dans les hypothèses d’un « danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général, notamment lorsqu’il existe une situation d’urgence ou un risque de préjudice irréversible ».

Au regard de ce qui précède, c’est-à-dire un contexte de violation de l’article 10 de la CEDH, alors qu’il ne s’agissait que de publier des rescrits fiscaux parfaitement légaux au Luxembourg, notre lanceur d’alerte aurait-il été privé de la protection du statut de lanceur d’alerte si l’affaire s’était déroulée sur le territoire national ? Sans nul doute, si l’on se rappelle les conditions pour bénéficier de la protection de la loi puisque Monsieur HALET ne portait pas à la connaissance du public une information qui constituait un danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général dans une situation d’urgence ou un risque de préjudice irréversible.

Puisque, comme le dit la Cour, dans l’affaire HALET, l’information des rescrits était déjà connue de la presse et qu’il ne s’agissait de la renforcer par d’autres exemples topiques, il n’y a donc pas, au sens de la loi française, de danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général, ce d’autant plus que la loi n’a pas été violée.

L’exercice, pour nos Juridictions nationales, est donc particulièrement délicat puisqu’il leur est impossible d’interpréter la nouvelle loi sans la dénaturer, c’est-à-dire qui constituera à reconnaître le statut de lanceur d’alerte en l’absence de danger, de situation d’urgence ou de risque de préjudice irréversible (on pense d’ailleurs, à cet égard, au risque sanitaire), de sorte que pour le coup, la protection de notre lanceur d’alerte devra être recherchée au visa du droit conventionnel qui a prédominance sur notre droit national.

L’encre de la loi de 2022 est-elle à peine sèche qu’il faudra ou la modifier ou ne pas l’appliquer si l’on veut rentrer dans les nouveaux critères de l’Arrêt HALET.


[1] Source : évasion fiscale : tous les secrets du Luxembourg Anne MICHEL, le Monde, 05 novembre 2014

[2] Directive UE 2017 19/1937 du Parlement Européen et du Conseil du 23 octobre 2017

[3] Article 10 de la CEDH : Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. 

L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. 

[4] CEDH 2008 n° 14277/04 (paragraphe 74-95

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