La notion d’entité économique utilisée en droit des pratiques anticoncurrentielles est étrangère au droit commun de la concurrence déloyale

 

 

Source : Cass. com., 14 février 2018, n° 16-24619

 

            I –

 

A la base, un litige simple entre concurrents dans le secteur de l’optique. Constatant l’émission de fausses factures favorables aux clients puisqu’elles permettaient une prise en charge plus importante de la part des mutuelles, une société d’optique assigne les concurrents en question sur le fondement de la concurrence déloyale (articles 1240 et 1241 du Code civil, ancien article 1382 du même code).

 

Au soutien de son action, la demanderesse précise que les personnes morales forment entre elles, tant en raison de la complémentarité de leur objet social respectif que de l’identité de leurs dirigeants et sièges sociaux, une entité économique unique. En d’autres termes, le demandeur à l’action soutient que les différentes personnes morales qui sont constituées en vue de l’exploitation des magasins d’optique représentent une seule et même entité au point qu’elles sont solidairement responsables des actes commis par certaines d’entre elles via leurs magasins. Le demandeur conclut alors son raisonnement en soutenant que l’acte de concurrence déloyale commis par ces derniers, en raison de l’entité économique indivisible, doit être sanctionné chez l’ensemble des personnes morales citées dans son action.

 

Pourtant, la Cour de cassation a soutenu le raisonnement des juges du second degré en apportant une correction à cette analogie malheureuse. Piqûre de rappel sur le distinguo entre objectifs visés en « droit de la concurrence » et ceux visés en « droit commun de la concurrence déloyale ».

 

En droit de la concurrence

 

Le droit de la concurrence et notamment celui des pratiques anticoncurrentielles (ententes illicites et abus de position dominante[1]) s’attache à la surveillance et à la sanction du comportement d’une entreprise au sens économique du terme et non pas au sens juridique du terme.

 

Pour comprendre la portée de l’objectif, il convient de retenir que le droit prétorien européen se fonde sur une notion d’entreprise au sens économique et donc large du terme : « la notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement, et constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné »[2]. En d’autres termes, une entité économique est constituée de l’ensemble des « maillons » de la chaîne nécessaires à la production et mise sur le marché concerné d’un bien ou d’un service. Le critère essentiel n’est donc pas organique, mais fonctionnel.

 

Par conséquent, l’infraction au droit de la concurrence par une « composante » d’une entité économique frappe toutes les autres « composantes » dès l’instant où la première n’est pas financièrement, économiquement ou encore stratégiquement autonome[3]. Le droit de la concurrence sanctionne donc au sens large et peut impliquer une condamnation solidaire des « composantes » de l’entité économique.

 

En droit commun de la concurrence déloyale

 

Les actes de concurrence déloyale sont sanctionnés par les articles 1240 et 1241 du Code civil (ancien article 1382 du même code) non pas en considérant le comportement de l’entreprise au sens large du terme (cf. point précédent « en droit de la concurrence »), mais en l’imputant uniquement à la personne morale juridique, auteur de l’acte, peu importe qu’elle soit autonome économiquement, financièrement ou stratégiquement.

 

Ainsi, le droit commun sanctionne au sens strict puisque c’est le fait personnel de l’auteur du dommage qui est visé par la sanction sans pour autant être imputable à toute la « chaîne » à laquelle, éventuellement, l’auteur appartient.

 

Ainsi, la portée de la sanction en droit de la concurrence déloyale se limite à l’auteur de l’acte et consécutivement rejette toute « sanction de groupe ».

 

            II –

 

L’arrêt commenté est particulièrement intéressant en ce qu’il rappelle que le droit de la concurrence et le droit commun (de la concurrence déloyale) sont clairement différents au regard des objectifs visés : une protection primordiale du marché et de manière générale de la concurrence pour le premier et une protection directe du concurrent pour le second.

 

C’est donc en toute logique que la plus haute juridiction française a tranché en confirmant que la sanction d’un acte de concurrence déloyale commis par un agent économique à l’encontre de l’un de ses concurrents ne peut pas faire appel (et encore moins application) à une notion utilisée pour sanctionner un comportement économique impactant avant tout le marché (pertinent).

 

Toutefois, il convient de relever que, sous l’impulsion du droit européen, le législateur est venu récemment jeter un pont entre ces deux sphères du droit de la concurrence. En effet, l’ordonnance du 09 mars 2017[4] codifiée par les articles L. 481-1 et suivants du Code de commerce permet désormais aux victimes de pratiques anticoncurrentielles d’intenter une action en dommages et intérêts contre les auteurs d’une entente illicite ou d’un abus de position dominante via les actions en « follow-on »[5] ou « stand alone »[6]. Le soutien de ces actions repose sur la démonstration, comme en droit commun, mais sous des conditions plus « allégées », d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre les deux (articles L. 481-2 et suivants du Code de commerce).

 

A titre d’exemple, le cartel dit « des camions »[7] fait aujourd’hui l’objet d’une mise en œuvre d’actions en dommages et intérêts (« follow-on ») pour pratique anticoncurrentielle dans plusieurs pays de l’UE.

 

Quand le droit (européen) de la concurrence est au service du droit commun (national), différence rime avec complémentarité…

 

Victoria GODEFROOD-BERRA

Vivaldi-Avocats


[1] Articles L. 420-1 et 420-2 du Code de commerce.

[2] TPICE, 12 décembre 2000, T-128/98 ; CJCE, 15 novembre 1995, C-244/94 ; CJCE, 23 avril 1991, C-41/90.

[3] Voir Article CHRONOS, 21 novembre 2017, Eric DELFLY, Cass. com., 18 octobre 2017, n° 16-19120, « La société mère est présumée responsable des pratiques anticoncurrentielles de sa filiale. Elle peut toutefois échapper à la sanction en apportant la preuve que sa filiale détermine de façon autonome sa ligne d’action sur le marché ».

[4] Ordonnance n° 2017-303 et décret n° 217-305 du 09 mars 2017.

[5] On parle d’actions en « follow-on » lorsque les victimes, agissant à l’issue d’une procédure de sanction de l’Autorité de la concurrence (ADLC), de la Cour d’appel de Paris (seule compétente en cause d’appel), de la Cour de cassation ou encore de la DG COMP (Commission européenne) ayant constaté l’existence et l’imputabilité d’une pratique anticoncurrentielle, bénéficient de la présomption irréfragable de l’existence de la pratique anticoncurrentielle pour intenter leur action.

[6] On parle d’actions en « stand alone » lorsque les victimes de manière autonome dans leur action, c’est-à-dire indépendamment d’une action d’une juridiction ou d’une AAI (généralement plus difficile à mettre en œuvre).

[7] La Direction Générale de la Concurrence (Commission européenne) a sanctionné les constructeurs de camions en 2016 MAN, Volvo/Renault, Daimler, Iveco et DAF et en 2017 Scania (Case AT.39824 – Trucks) pour s’être entendus entre 1997 et 2011, essentiellement sur le marché français, sur les prix de vente des camions ainsi que sur la répercussion des coûts des nouvelles technologies visant à satisfaire les règles plus strictes en matière d’émissions. En France, cette entente illicite a impacté plusieurs dizaines de milliers de victimes.

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