La faute personnelle commise par un maire

Stéphanie TRAN
Stéphanie TRAN

 

 

Source : T. confl., 19 mai 2014, req. n° 3939

 

La décision PELLETIER en date du 30 juillet 1873 (T. Confl., 30 juill. 1873, n° 00035, Pelletier) figure sans conteste parmi les grandes décisions du droit administratif.

 

Elle introduit la distinction entre faute personnelle et faute de service.

 

La première se détache assez complètement du service pour que le juge judiciaire puisse en faire la constatation sans porter pour autant une appréciation sur le fonctionnement de l’administration. Pour reprendre la célèbre formule de LAFERRIERE, elle est commise par un « homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences » (concl. sur T.C. 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol, Rec. p. 437).

 

La seconde est celle qui présente un lien suffisamment étroit avec le service que son appréciation suppose une appréciation du fonctionnement de l’administration.

 

Depuis la décision PELLETIER le critère pour trancher le conflit d’attribution entre les juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif est fixé en cas de faute commise par un agent public.

 

L’ordre judiciaire est compétent pour connaître de l’action en responsabilité de la victime d’une faute personnelle, tandis que l’ordre administratif est compétent s’agissant d’une faute de service.

 

Une décision rendue le 19 mai 2014 permet toutefois de rappeler que la frontière entre faute personnelle et faute de service n’est pas toujours aisée à tracer.

 

Les faits qui ont conduit à ce que le Tribunal des Conflits se prononce méritent d’être rappelés.

 

En l’espèce, un agent communal victime d’un harcèlement moral de la part du maire a introduit une action pénale avec constitution de partie civile devant le juge judiciaire.

 

Si ce dernier a considéré que le délit était constitué, et est partant entré en voie de condamnation à l’encontre du maire, il a en revanche considéré qu’il n’était pas compétent pour statuer sur les aspects civils.

 

Une telle position peut surprendre. Comment donc comprendre qu’une faute pénale soit reconnue et que cette dernière ne soit pas constitutive d’une faute personnelle ?

 

Une faute pénale n’est-elle pas, nécessairement, pour citer à nouveau LAFERRIERE, commise par un « homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences » ?

 

La position surprend en effet, même si elle avait déjà été adoptée par le Tribunal des conflits de 1935 : une infraction pénale peut être constitutive d’une faute de service ouvrant exclusivement à la victime un recours en réparation contre l’administration et (T. confl., 14 janv. 1935, Thépaz : S. 1935, 3, p. 17, note R. Alibert).

 

Elle peut être critiquée dans la mesure où elle fournit une protection non justifiée à l’auteur de l’infraction, pouvant être regardée comme une véritable immunité, sinon un privilège. LIET VEAUX avait d’ailleurs adressé une critique virulente à l’égard de cette jurisprudence (LIET-VEAUX, “La caste des intouchables, ou la théorie du délit de service”, D. 1952, chron. p. 133).

 

Au lendemain de cette critique, la jurisprudence de la Cour de cassation était toutefois intervenue pour que cette immunité ne soit que civile et pas également pénale.

 

Depuis un arrêt de 1953 (Cass. crim., 22 janv. 1953 : D. 1953, p. 109, rapp. M. Patin), la victime se voit en effet pourvue du droit de déclencher l’action publique par le biais d’une plainte avec constitution de partie civile, abstraction faite de l’incompétence du juge civil pour statuer sur l’indemnisation. On pouvait en effet craindre une inertie du Ministère Public à déclencher l’action publique à l’encontre d’agents publics ou d’élus.

 

Les faits de l’espèce illustrent précisément ce cas de figure. L’agent communal avait valablement déclenché l’action publique par une plainte avec constitution de partie civile, alors même que, sur un plan civil, précisément, le juge judiciaire ne s’estimait pas compétent.

 

L’agent communal victime a donc introduit une action devant le juge administratif.

 

Ce dernier a, toutefois, également considéré qu’il n’était pas compétent pour indemniser la victime.

 

L’hypothèse était donc celle d’un conflit négatif dès lors que les deux ordres de juridiction se sont déclarés incompétents.

 

La fonction du Tribunal des conflits est ici fondamentale ; elle permet de protéger le justiciable contre le déni de justice.

 

Le sens de la décision du Tribunal des conflits est radicalement différent de celui des juges de l’ordre administratif et judiciaire qui s’étaient en l’espèce prononcé.

 

Alors qu’aucun ne s’était reconnu compétent, le Tribunal des conflits ne désigne en effet pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre.

 

Il décide en premier lieu :

 

« eu égard à sa gravité et aux objectifs purement personnels poursuivis par son auteur, la faute commise par le maire […] doit être regardée comme une faute personnelle détachable du service ; que la juridiction judiciaire, saisie d’une action civile exercée accessoirement à l’action publique, est dès lors compétente pour connaître de la demande d’indemnisation présentée par Mme B… contre M. F… ».

 

Et, plus loin, il considère que cette faute purement personnelle, n’exclut pas que la victime saisisse, en outre, le juge administratif d’une action indemnitaire :

 

« la faute du maire […], commise à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, n’est pas, alors même qu’elle a fait l’objet d’une condamnation par le juge pénal, dépourvue de tout lien avec le service ; que Mme B… ne saurait dès lors être privée de la possibilité de poursuivre, devant la juridiction administrative, la responsabilité de la commune ».

 

Le Tribunal des conflits s’inscrit par conséquent en cohérence avec la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle, depuis 1918, une faute personnelle implique ou fait présumer un défaut de surveillance imputable à l’Administration.

 

Il faut noter que le Tribunal des conflits reprend à son compte l’expression non “dépourvue de tout lien avec le service” que le Conseil d’Etat a fait sienne depuis trois arrêts célèbres rendus en 1949 (CE, 18 nov. 1949, Mimeur, Besthelsemer, Defaux : Rec. CE 1949, p. 492 ; D. 1950, jurispr. p. 667, note J.G. ; JCP G 1950, II, 5286, concl. Gazier ; RD publ. 1950, p. 183, note M. Waline ; Rev. adm. 1950, p. 38, note Liet-Veaux).

 

Deux actions sont par conséquent ouvertes à la victime alors même qu’un seul et même fait est à l’origine de son préjudice :

 

– Une action en responsabilité devant le juge judiciaire dirigée à l’encontre de l’auteur de la faute personnelle ;

 

– Un recours plein contentieux à l’encontre de l’administration dès lors que cette même faute n’est pas « dépourvue de tout lien avec le service ».

 

En alignant expressément sa jurisprudence sur celle du Conseil d’Etat, le Tribunal des conflits rend une décision évidemment favorable à l’indemnisation des victimes. Ces dernières disposent en effet de deux recours, et même de deux débiteurs (étant précisé que s’agissant de l’administration, il n’y a pas de risque d’insolvabilité).

 

Cette position n’appelle en soi pas de critique mais présente un risque d’effets pervers de deux ordres.

 

Le premier effet pervers qu’il y a lieu d’éviter est le risque d’une double indemnisation. Offrir deux actions à la victime ne doit pas aboutir à ce que cette dernière soit indemnisée au-delà de son préjudice. On sait en effet la valeur accordée en droit français au principe de réparation intégrale qu’il est possible de résumer ainsi : « tout le préjudice, mais rien que le préjudice ».

 

Pour éviter cette double indemnisation, le Tribunal précise dans sa décision que les juges administratif et judiciaire devront « veiller à ce que l’intéressée n’obtienne pas une réparation supérieure à la valeur du préjudice subi du fait de la faute commise ».

 

Il fixe donc un objectif à atteindre – éviter que la victime ne soit dédommagée au-delà de la valeur de son préjudice – mais ne renseigne pas sur la méthode.

 

Le deuxième effet pervers dont il convient d’éviter la survenance est d’éviter que l’auteur d’une faute personnelle – en l’espèce le maire – ne bénéficie d’une immunité de fait du fait que cette faute n’est pas dépourvue de tout lien avec le service.

 

En pratique, en effet, la victime agira plus volontiers contre l’administration dont la solvabilité est plus sûre.

 

Bien que le Tribunal des conflits ne prenne pas soin de le préciser, il faut rappeler que l’administration dispose d’une action récursoire contre l’auteur de la faute personnelle.

 

Il convient en effet de distinguer :

 

– le stade de l’obligation à la dette, s’agissant duquel l’administration comme l’auteur du fait dommageable ont chacun vocation, la première devant le juge administratif, le second devant le juge judiciaire, à indemniser la victime de l’intégralité de son préjudice ;

 

– le stade de la contribution à la dette qui, par le biais des actions récursoires, a vocation à déterminer la part de responsabilité de chacun.

 

Il n’y a en effet plus de « castes des intouchables » selon la célèbre expression de LIET VEAUX.

 

Stéphanie TRAN

Vivaldi-Avocats

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