Emprunt toxique : une collectivité territoriale peut selon une analyse in concreto, être qualifiée d’emprunteur averti.

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

  

SOURCE : Cass. Com. 28/03/2018 FS-P+B+I n° 16-26210

 

            I –

 

Il y a eu un avant 2008 où les établissements financiers lançaient un regard doux aux collectivités territoriales auprès de qui elles proposaient le « swap » d’un taux fixe par des taux variables indexés sur des valeurs telles que le cours des monnaies ou les taux de change, qui se sont révélés après 2008 redoutables pour les villes ou départements qui les ont souscrits. Ainsi, dans un article publié le 6 octobre 2011, Pascale IDOUX[1] estimait que plus de 5 000 collectivités françaises avaient subi son retournement de prêt qualifié alors de toxique, ce retournement de conjoncture sur des prêts qualifiés alors de toxiques, souscrits essentiellement « auprès de la banque DEXIA CREDIT LOCAL entre 1995 et 2009 pour un montant d’environ 24 M€ ».

 

L’emprunt structuré est défini par une circulaire du 25 juin 2010 relative aux produits financiers offerts aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics comme suit :

 

« (…) des prêts dont les intérêts ne sont pas déterminés en référence à des index standards tels que EONIA ou L’ERIBOR », voire sont appliqués selon des formules non linéaires, de sorte que l’évolution des taux supportés est plus que proportionnelle à l’évolution de l’index lui-même (ce sont notamment les produits affectés de coefficients multiplicateurs). »

 

Et la circulaire d’ajouter :

 

« Qu’en contrepartie d’une prise de risque financier, ces produits permettent à l’emprunteur, dans la plupart des cas, de bénéficier durant les premières années, d’un taux bonifié par rapport au taux de marché, ce qui explique le succès rencontré par ces produits auprès des collectivités, lesquelles y ont, semble-t-il d’avantage eu recours que les entreprises. »

 

A partir de 2011 et vraisemblablement sous l’impulsion de la publication de la circulaire précitée, avec en pierre angulaire du débat, la mise en cause, l’existence et l’étendue exacte du devoir de conseil des organismes prêteurs auprès de ces collectivités emprunteuses.

 

 Et sur ce point, il faut accepter que les collectivités territoriales soient placées au titre de leurs droits, au même rang que les entreprises du secteur privé ou public. Les principes de ce devoir sont complexes à appréhender mais régulièrement posés et rappelés par la jurisprudence de la Cour de Cassation. Nous savons ainsi qu’il n’existe pas (sauf dans le droit de la consommation) de devoir général de conseil conçu comme l’obligation d’influencer la décision du client au point de lui refuser si nécessaire l’emprunt sollicité, s’il s’avérait excessif au regard de la situation de l’emprunteur.

 

La doctrine prétorienne a précisé en revanche l’obligation de conseil et de mise en garde à laquelle se doit l’établissement financier au regard de son emprunteur, selon que celui-ci est qualifié de non averti ou d’averti.

 

Cette obligation implique que l’organisme prêteur analyse l’importance de la prise de risque proposée à son client, compte tenu de la situation de celui-ci, et puisse apporter la preuve que la mise en garde a effectivement été proférée. Elle n’impose pas la protection du client contre son gré à l’image du devoir de conseil. Et à cet égard, il appartient au prêteur de démontrer selon un faisceau d’indices que l’emprunteur était suffisamment averti pour n’avoir pas besoin d’une mise en garde, et c’est à ce débat que se sont livrées la société DEXIA et la collectivité territoriale, qui faisaient grief à son banquier de l’avoir insuffisamment conseillé lors de la souscription du prêt structuré.

 

            II –

 

Le litige examiné par la Haute Cour opposait la commune de SIN-LEU-LA-FORET à DEXIA CREDIT LOCAL à propos d’un prêt structuré destiné à financer la réalisation et la rénovation d’équipements communaux. La collectivité territoriale faisait grief à DEXIA de lui avoir suggéré la signature d’un prêt spéculatif dans des conditions telles que son consentement avait été vicié, et sollicité corrélativement l’annulation des taux d’intérêt contractuel (ce qui a minima devait être substitué par le taux d’intérêt légal).

 

L’argument avait fait mouche devant le Tribunal de Grande Instance de NANTERRE mais s’était rapidement éteint par un arrêt de la Cour d’Appel de VERSAILLES qui avait infirmé le jugement.

 

Pour rejeter le pourvoi, la Cour de Cassation juge que :

 

« Les contrats de prêt litigieux comportent un aléa consistant en l’application pour la deuxième phase de remboursement d’un taux variable calculé en fonction du taux de variation du cours du change de l’euro en franc suisse, l’arrêt retient qu’il ne constitue pas pour autant des contrats spéculatifs puisqu’en les souscrivant, la commune n’a pas cherché à s’enrichir, mais seulement à refinancer des investissements réalisés dans l’intérêt général et à des conditions d’intérêt les plus avantageux possibles ; qu’en cet état et dès lors que le caractère spéculatif d’une opération ne peut résulter de la seule exposition de la collectivité territoriale à des risques illimités (…) ».

 

On relèvera en premier lieu que le dérapage des taux, même dans des proportions illimitées, ne caractérise pas le prix spéculatif prohibé.

 

Et s’agissant du manquement à l’obligation de conseil rejeté par la Cour d’Appel de VERSAILLES, la Cour de Cassation, dans le droit fil de l’arrêt de la décision de la juridiction du second degré, juge que la décision :

 

« Après avoir relevé que la commune était d’une certaine importance puisqu’elle comptait 15 000 habitants, constate qu’il est établi qu’elle a eu recours depuis plus de trente ans, à une vingtaine d’emprunts auprès de différents établissements bancaires, les prêts litigieux de 2007 et 2010 ayant pour objet de refinancer des prêts antérieurement souscrits ; qu’il relève également qu’à fin 2010, le montant total des emprunts de la commune représentait une somme de 15,33 M€, dont 6,154 souscrits auprès de la société DEXIA ; qu’il relève ensuite que la commune a souscrit plusieurs emprunts à taux variable représentant 40 % de la totalité de son endettement ; qu’en 2010, son maire était diplômé de sciences de gestion et trésorier de l’Association des Maires de l’Ile-de-France, et qu’au surplus, en 2010, comme en 2007, elle disposait d’une commission des finances composée de 10 membres ; q’il constate encore que l’extrait du registre des délibérations du Conseil Municipal du 17 décembre 2009 porte une mention de l’autorisation donnée au Maire « de procéder… aux opérations financières utiles à la gestion des emprunts, y compris les opérations de couverture des risques de taux de change » ; qu’il retient enfin que la commune développait une politique active de gestion de sa dette, y compris en souscrivant des emprunts à taux variable et ne pouvait donc pas ignorer l’existence d’un risque ; qu’en l’état de ces contestations et l’appréciation dont elle a souverainement déduit que le caractère averti de la commune lors de la souscription des emprunts contestés de 2007 et 2010 était établi (…), la Cour d’Appel qui s’est prononcée par une décision dénuée de caractère abstrait, a légalement justifié sa décision. »

 

Cet arrêt qui a fait les honneurs de la plus large publication possible, livre à ses lecteurs une analyse des critères qui rentre dans la qualification de l’emprunteur averti.

 

Et sur ce point, force est de constater que le critère est vite atteint pour les collectivités territoriales, même les plus petites, puisque la commune de SIN-LEU-LA-FORET n’est pas à proprement parler, une grande commune, alors que le taux total de son endettement est comparativement à d’autres communes, relativement peu élevé.

 

En définitive, on sent bien par cette décision que la qualification in concreto emprunte les mêmes critères pour l’entreprise et pour les collectivités territoriales. Si pour la première catégorie d’emprunteurs, le caractère averti était évident, pour la seconde catégorie, le débat méritait d’être posé, ce que reconnaît nécessairement la Cour de Cassation lorsqu’elle décide de publier une décision qui ferme encore un peu plus les portes à la contestation du taux d’intérêt des prêts structurés.

 

Eric DELFLY

VIVALDI-Avocats


[1] Professeur agrégé de Droit Public, Lexbase Hebdo Ed. Publiques n° 217 du 06/10/2011

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