Non bis in idem, délits et manquements financiers : le revirement en clair obscur de la Cour de cassation

Laurent Turon
Laurent Turon

 

SOURCES :

Cass. crim., 20 mai 2015, n° 13-83.489

Conseil constitutionnel : Décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015

CEDH, 4 mars 2014, n°18640/18 Grande Stevens et a. c/ Italie

 

Depuis l’arrêt Grande Stevens, la France, c’est-à-dire toutes juridictions comprises, devait revoir sa jurisprudence sur le possible cumul des poursuites devant l’AMF pour manquements financiers et devant les juridictions correctionnelles pour délits financiers.

 

Nous avions relevé dans un précédent article[1] l’incompatibilité du cumul des poursuites pour un même fait au visa du principe « non bis in idem » posé à l’article 4 du protocole n°7 de la CESDH. C’est d’ailleurs en considération de la violation de ce principe dénoncée par l’arrêt Grande Stevens que la Cour de cassation avait saisi le Conseil constitutionnel d’une question préalable de constitutionnalité de ce cumul au regard de l’article 8 de la DDH[2].

 

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 18 mars 2015[3] n’érige pas, contrairement à ce que nous pouvions imaginer, la règle « non bis in idem » au rang des valeurs constitutionnelles. Plutôt qu’un revirement, le Conseil constitutionnel s’est contenté d’une simple évolution de sa jurisprudence en procédant à une distinction subtile du principe « non bis in idem » qui n’a toujours pas de valeur constitutionnelle avec le principe de nécessité des peines sur lequel il se réserve un contrôle limité au cas où la violation du principe est manifeste.

 

Cette décision en demi-teinte laissait la porte grande ouverte à une nouvelle organisation qui maintenait entiers les pouvoirs de sanction de l’AMF et des juridictions correctionnelles. L’AMF ne s’y est pas trompée, puisque dans le cadre des réflexions sur l’injonction donnée par le Conseil constitutionnel de modifier avant le 1er septembre 2016 la législation interne autorisant le cumul des poursuites, celle-ci avait publié le 19 mai 2015 un communiqué de presse qui reprend 4 axes de réforme possibles :

 

«  1 – Le principe d’interdiction du cumul des poursuites et des sanctions pénales et administratives serait inscrit dans la loi pour tenir compte de l’évolution des jurisprudences européenne et du Conseil constitutionnel.

 

2 – Une distinction claire de la définition des manquements de celle des délits boursiers par l’introduction de critères objectifs dans la loi. Cela reviendrait à retenir l’infraction générale telle qu’elle est définie dans les textes européens sur les abus de marché et à en confier par la loi sa répression à l’AMF.

 

Une infraction aggravée serait introduite dans la loi et caractérisée par des critères d’intentionnalité, de récidive et de gravité (montants des profits illicites, bande organisée). Elle serait seule passible de sanctions pénales.

 

3 – Une concertation des actions respectives du Parquet national financier et de l’AMF préalable à l’engagement des poursuites. Une concertation obligatoire d’une durée de deux mois entre le Parquet national financier et l’AMF serait mise en place pour favoriser l’allocation optimale des dossiers pouvant relever du juge pénal ou de l’AMF.

 

4 – Un encadrement des constitutions de parties civiles en amont de la concertation entre le Parquet financier et l’AMF et des pistes d’amélioration de la procédure pénale afin d’en réduire les délais. »

 

On sent bien que l’AMF veut conserver son pouvoir de sanction, mais au prix d’une acrobatie juridique qui risque de provoquer un autre conflit constitutionnel et conventionnel tiré de la rupture d’égalité des citoyens devant la loi. En effet, à la différence du délit, dont la constatation suppose la démonstration d’un élément intentionnel, le manquement poursuivi et sanctionné par l’AMF ne nécessite que la simple démonstration de la violation d’un texte, peu importe que celle-ci ait été volontaire ou non. Ainsi, une personne poursuivie devant l’AMF disposera de moyens de défenses inférieures à ceux dont elle aurait pu bénéficier devant les juridictions correctionnelles[4].

 

Certes, ce concept de sanction administrative s’inscrit dans le prolongement de la directive et du règlement européens du 16 avril 2014 sur les abus de marché[5]. Ainsi, l’article 30 du Règlement concernant les sanctions administratives énonce que :

 

« Sans préjudice de toute sanction pénale et des pouvoirs de surveillance des autorités compétentes au titre de l’article 23, les Etats membres, conformément au droit national, font en sorte que les autorités compétentes aient le pouvoir de sanctions administratives et autres mesures administratives appropriées en ce qui concerne au moins les violations suivantes (…) » ;

 

Pour autant, comme le souligne le professeur Thierry BONNEAU[6], l’Union européenne n’est pas membre de la Convention Européenne des Droits de l’Homme alors que son adhésion ne semble pas pour l’instant possible[7].

 

On ajoutera toutefois qu’il n’y a pas d’obligation pour les Etats membres d’instaurer dans leur droit interne des sanctions administratives lorsque les violations « sont déjà passibles de sanctions pénales dans leur droit interne ». C’était notamment le cas pour la France.

 

Tout ce débat s’avère en définitive fort complexe et tient pour l’essentiel à cette erreur de vouloir confier un pouvoir de sanction à une autorité administrative indépendante. Il ne s’agit pas ici de critiquer la célérité, la compétence professionnelle ou la capacité d’enquête des équipes d’inspection de l’AMF, mais de mettre à la disposition des juges d’instruction ce savoir-faire.

 

Ainsi la juridiction pénale est, à notre avis, la seule susceptible de prononcer une sanction pénale. Ce principe d’unicité de juridiction pour les poursuites pénales ne ferait d’ailleurs pas obstacle au droit pour les autorités administratives d’aménager ou de retirer les agréments dont elle assure la délivrance et le contrôle.

 

Le revirement du 20 mai 2015 est emprunt d’un pragmatisme dont est capable de faire preuve la Cour de cassation qui sanctionne le cumul des poursuites au visa de l’article 4 du Protocole n°7 de la CESDH mais également sur saisine d’office au visa des articles 61-1 et 62 de la Constitution par référence à la déclaration d’inconstitutionnalité du Conseil du 18 mars 2015.

 

La Cour de cassation aurait pu ne faire référence qu’à la décision du Conseil constitutionnel. Cela lui évitait ainsi d’avoir à se prononcer sur la compatibilité du cumul au regard des règles conventionnelles. Pour autant, sa décision est rendue au cumul des deux principes. Cependant l’arrêt Grande Stevens va beaucoup plus loin que la décision du Conseil constitutionnel dans l’interdiction du cumul des sanctions. Que faut-il retenir d’une telle décision ?

 

       D’une part que toutes les décisions rendues, susceptibles de constituer un cumul de sanctions, seront cassées sans renvoi sur la base des principes ci-avant posés;

 

       D’autre part que la Cour de cassation envoie un message précis sur l’évolution de sa jurisprudence qui ira vraisemblablement au-delà des principes posés par le Conseil constitutionnel de manière à respecter ceux posés par la Cour européenne des droits de l’homme.

 

En raisonnant de cette manière, la Chambre criminelle ne fait que suivre le principe dégagé par l’Assemblée plénière en 2011[8] :

 

« les Etats adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation ».

 

Le débat sur la capacité des autorités administratives à conserver leur droit de sanction reste donc intact.

 

Eric DELFLY

Associé

Vivaldi-Avocats

 


[1] Voir notre article du 5 janvier 2015 Infractions boursières et conflit entre autorités administratives et juridictions pénales.

[2] Article 8 de la Déclaration de 1789, qui a valeur constitutionnelle : « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Le contrôle exercé par Conseil constitutionnel sur ce point est cependant limité à la censure des disproportions manifestes (CC, n° 87-237 DC  du 30 décembre 1987).

[3] Sur lequel nous aurons l’occasion de revenir longuement dans un prochain article à publier sur Vivaldi chronos

[4] Il ne faut pas non plus oublier que l’action en manquement interdit la constitution de partie civile pour les victimes du manquement qui devront alors introduire une action distincte devant les juridictions civiles en réparation de leur préjudice. Il leur faudra pour se faire attendre que la décision de sanction soit définitive.

[5] Règlement n°596/2014/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 et la directive 2014/57/UE du Parlement européen et du Conseil du même jour sur les abus de marché et les sanctions applicables aux abus de marché

[6] « Haro sur le cumul des poursuites administrative et pénale », Bulletin Joly BOURSE mai 2015 page 204

[7] Voir avis négatif rendu par la CJUE le 18 décembre 2014 : avis 2/13 et communiqué de presse n°180/4 du 18 décembre 2014

[8] Ass plén., 15 avril 2011, n° P 10- 17.049, F 10-30.313, J 10-30.316 et D 10-30.242

 

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