Loi fraude : Vers un doublement du nombre de poursuites pénales pour délit de fraude fiscale ?

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

SOURCE : Loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude

 

Pour bien comprendre le nouveau dispositif introduit par la loi fraude, il faut comparer l’ancien et le nouveau régime.

 

I – AVANT LA LOI FRAUDE : LE PRINCIPE DU VERROU DE BERCY

 

I – 1.

 

La fraude fiscale définie à l’article 1741 du CGI est l’action du contribuable qui cherche volontairement à échapper à l’impôt en violant la loi fiscale.

 

La démonstration de cet élément intentionnel (violation volontaire de la loi) conduit le contribuable à souffrir outre des sanctions fiscales pécuniaires décidées par l’Administration à des peines pénales prononcées par les juridictions correctionnelles qui avant la loi fraude étaient punies d’une amende maximum de 500 000 € et d’un emprisonnement maximum de 5 ans.

 

I – 2.

 

Cependant, ces poursuites pénales ne pouvaient être engagées qu’à l’initiative de l’Administration fiscale qui dépendait du Ministère du Budget, et uniquement sur avis favorable de la Commission des Infractions Fiscales (CIF) créée en 1977.

 

Ainsi, ni un Procureur de la République, même en cas de flagrant délit de fraude fiscale, ni une partie civile ne pouvait enclencher de processus de dépôt de plainte, et la poursuite judiciaire.

 

Les modalités de fonctionnement de la Commission des Infractions Fiscales sont définies aux articles 1741 A du CGI[1].

 

Intégré dans un dispositif législatif ayant pour objet d’accorder des garanties de procédure au contribuable en matière fiscale, ces dispositions prévoient que sous peine d’irrecevabilité, les plaintes tendant à l’appréciation des sanctions sont déposées par l’Administration sur avis conforme de la Commission des Infractions fiscales.

 

La consultation de cet organisme est donc une formalité substantielle préalable à tout dépôt de plainte pour fraude fiscale. A contrario, il faut en déduire de la formulation retenue par la loi, que la Commission des Infractions Fiscales n’est pas compétente pour des délais susceptibles d’être poursuivis devant les tribunaux, sans plainte de l’Administration, même si les agissements concernés ont une coloration fiscale. Tel est le cas notamment en escroquerie ou même du blanchiment de fraude fiscale.

 

La CIF est saisie d’une demande de l’Administration fiscale qui peut être ou pas communiquée pour information et observations, au contribuable.

 

A cet égard, l’article L 228 du LPF autorise la Commission à examiner, sans que le contribuable soit avisé de la saisine, ni informé de son avis, lorsque le Ministère du Budget fait valoir qu’existent des présomptions caractérisées qu’une infraction fiscale pour laquelle existe un risque de dépérissement des preuves résulte :

 

arrow Soit de l’utilisation aux fins de se soustraire à l’impôt de compte ouvert ou de contrat souscrit auprès d’organismes établis à l’étranger ;

 

arrow Soit de l’interposition de personnes physiques ou morales, ou de tout organisme, fiducie ou institution comparables établis à l’étranger ;

 

arrow Soit de l’usage d’une fausse identité ou de faux documents au sens de l’article L 441-1 du CGI ou de toute autre falsification ;

 

arrow Soit d’une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l’étranger ;

 

arrow Soit de toute autre manœuvre destinée à égarer l’Administration.

 

En cas d’avis de la Commission des Infractions Fiscales, ces affaires, après le dépôt de la plainte, ont vocation à déboucher sur la mise en œuvre d’une procédure judiciaire d’enquête fiscale. On le voit, cette hypothèse concerne essentiellement des infractions fiscales complexes au regard des moyens juridiques ou techniques mis en place et/ou du montant des droits éludés ou fraudés, de sorte que la procédure aboutit le plus souvent à l’ouverture d’une procédure d’instruction qui conduit la plupart du temps à ce que les personnes visées par la plaintes, soient tardivement mises en examen, de manière à ne pas prendre le risque d’un dépérissement de la preuve de l’infraction recherchée.

 

I – 3.

 

En cas d’avis favorable de la CIF, l’Administration est autorisée, au visa de l’article L 229 du LPF, à déposer une plainte entre les mains du Parquet compétent qui, en vertu du principe de l’opportunité des poursuites, peut décider ou pas de poursuivre.

 

L’expérience démontre que par principe, et sauf de très rares exception, les Parquets poursuivent.

 

Dans cette hypothèse (plainte déposée après autorisation de la CIF), l’article L 232 du LPF prévoit que l’Administration peut se constituer partie civile, que ce soit au cours de la procédure d’instruction ou dans le cadre d’une citation à comparaître.

 

II – APRES LA LOI FRAUDE : MAINTIEN DE LA PROCEDURE DU VERROU DE BERCY A COTE D’UNE PROCEDURE DE TRANSMISSION AUTOMATIQUE DE CERTAINS MANQUEMENTS FISCAUX

 

II – 1. La procédure de transmission automatique

 

II – 11. Des critères de transmission fixés par la loi

 

Désormais, l’Administration fiscale a l’obligation d’informer le Parquet de tous les manquements fiscaux sur les droits dépassant un seuil de 100 000 € et ayant donné lieu à l’application des pénalités fiscales suivantes :

 

– 100 % en cas d’évaluation d’office suite à opposition à contrôle ;

 

– 80 % en cas de découverte d’une activité occulte d’abus de droit, de manœuvre frauduleuse ou d’absence de déclaration de certaines sommes et certains actifs ;

 

– 40 % lorsque la déclaration ou l’acte n’a pas été déposé dans les 30 jours suivant la réception d’une mise en demeure ;

 

– 40 % en cas de manquement délibéré ou d’abus de droit, lorsqu’au cours des 6 années civiles précédant son application, le contribuable a déjà fait l’objet d’un précédent contrôle de l’application d’une des majorations visées ci-dessus ou de plainte de l’Administration fiscale.

 

Si l’on admet que les droits visés par le texte correspondent au montant de l’impôt éludé (cela reste à préciser), on comprend vite le caractère inadapté de ce système de transmission automatique.

 

En effet, 100 000 € d’impôts éludés pour une personne physique est un montant très important, alors que pour une entreprise du CAC, le même montant reste très à la marge…

 

Le système conduit à traiter également des situations totalement différentes et exigera sans nul doute que les Parquets mettent en place, en vertu du principe de l’opportunité des poursuites dont ils gardent la maîtrise, même en cas de transmission automatique des procès leur permettant d’apprécier l’importance du manquement, en tenant compte de la nature de la personne visée (physique ou morale) d’une part, et de sa taille, d’autre part.

 

Mais dans l’absolu, rien n’interdit qu’un Parquet poursuive une entreprise du CAC pour fraude fiscale à raison d’un manquement légèrement supérieur à 100 000 €. Dans ce contexte, il faudrait évidemment rapporter la preuve de l’élément intentionnel, ici plus qu’ailleurs.

 

II – 12. Application dans le temps

 

En théorie, la transmission automatique ne concerne que les propositions de rectification adressées à compter du 24 octobre 2018.

 

Pour autant, le texte instaure la prise en compte des contrôles antérieures pour apprécier la récidive, avec une exception toutefois : les contribuables ayant spontanément régularisé leur situation avant tout contrôle fiscal, ne se verront pas appliquer ces nouvelles dispositions.

 

Parmi les manquements délibérés et la récidive, le texte vise :

 

– Les avis de mise en recouvrement intégrant la majoration de 40 % pour manquement délibéré et de 80 % de l’abus de droit ;

 

– Et au cours des 6 années civiles précédentes, l’application d’une majoration de 100 %, 80 % ou 40 % (ou d’une plainte de l’Administration fiscale au titre d’un précédent contrôle).

 

Le délai de 6 ans se calcule :

 

– En années civiles et non en exercices ;

 

– Pour les majorations mises en recouvrement depuis le 24 octobre 2012 ;

 

– Sans qu’il soit nécessaire d’extraire les pénalités remises par un Juge.

 

II – 2. Des difficultés concernant l’appréciation du manquement délibéré de la récidive

 

La notion de contrôle posée par la loi fraude aurait mérité d’être expliquée :

 

arrow S’agit-il de l’avis de vérification ou la proposition de vérification, notamment en ce qui concerne l’appréciation de la récidive.

 

arrow Quant aux conditions relatives au « précédent contrôle », plusieurs hypothèses peuvent être envisagées :

 

Cas n° 1 : sanction infligée au titre des contrôles différents mais s’appliquant à une même opération s’étendant sur une période couverte par les contrôles successifs ;

 

Cas n° 2 : multiplicité des sanctions pour des faits distincts dans le cas d’un même contrôle.

 

II – 3. Responsabilité pénale des dirigeants

 

A toutes fins, il est rappelé que lorsque les manquements fiscaux concernent une personne morale, la responsabilité pénale du dirigeant doit être examinée.

 

Ainsi :

 

– Les dirigeants sont personnellement responsables s’ils ont participé personnellement aux faits ;

 

– Cette participation personnelle du dirigeant est présumée à charge pour ce dernier d’apporter la non implication de son manquement au besoin en faisant état (i) de son ignorance des manquements et (ii) d’une délégation de pouvoir au profit d’une direction administrative et financière ou d’une direction fiscale ;

 

– En principe, la délégation de pouvoir permet de transférer le risque de responsabilité pénale, mais à n’en pas douter, celle-ci pourrait être contestée par le Parquet s’il n’était pas démontré que celle-ci était :

 

expresse et formelle ;

 

conférée à une personne pourvue de la compétente, de l’autorité et des moyens nécessaires.

 

II – 4. Maintien du verrou de Bercy pour les procédures ne rentrant pas dans le cadre de la transmission automatique

 

Comme nous l’avions écrit un peu plus avant, le verrou de Bercy n’est pas supprimé, mais aménagé avec la transmission automatique au Parquet, de certains manquements.

 

Il s’en déduit que pour tout manquement ne rentrant pas dans le cadre de la transmission automatique, la procédure dite du verrou de Bercy, est maintenue.

 

Gageons que ce verrou de Bercy concernera plus particulièrement les personnes physiques, puisque comme il l’a été dit 100 000 € d’impôts éludés pour une personne physique peut paraître important… 90 000 € aussi.

 

Dans la foulée des personnes physiques, les TPE et PME passeront encore sous la « relative protection » du verrou de Bercy (97 % des demandes de poursuites présentées par l’Administration sont validées par la CIF).

 

II – 5. Vers un doublement du contentieux sur la fraude pénale pour fraude fiscale ?

 

Jusqu’à présent, peu ou prou, la CIF autorisait le dépôt de 1 000 plaintes par an. Selon les statistiques du Ministère du Budget, la transmission automatique conduirait à l’envoi au Parquet d’à peu près 1 200 procédures complémentaires qui viendraient évidemment s’ajouter aux 1 000 préexistantes.

 

Comment ce nouveau volume sera-t-il traité ? Les techniciens attendent évidemment des réponses aux questions suivantes :

 

Le Parquet tiendra-t-il compte des recommandations de Bercy ?

 

A défaut, quels seront les critères retenus ?

 

Comment la politique pénale sera-t-elle harmonisée sur l’ensemble du territoire ?

 

Quelle sera la répartition entre le Parquet National Financier (PNF) (vraisemblablement assez peu) et les autres Parquets ?

 

Quelles ressources le Ministère de la Justice va-t-il allouer pour gérer l’afflux des nouveaux dossiers ?

 

Affaire à suivre par les premières affaires qui, compte tenu des conditions de transmission automatique, ne concerneront que des cas de récidive fiscale… dans un premier temps.

 

[1] Ainsi qu’aux articles 384 septies – OA/OB/OC/OD/OI de l’annexe 2 du CGI, ainsi que les articles L 228/228 A/230 du LPF, et enfin les articles R 228-1 et R 228-6 du LPF

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