Banqueroute : la Cour de cassation clarifie la définition et, par la même occasion, étend très sensiblement le périmètre des poursuites.

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

En qualifiant la tenue d’une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales d’infraction instantanée, la Cour de cassation ouvre très grande la porte des sanctions pour banqueroute à l’encontre des dirigeants de société en procédure collective

Source : Cass. Crim. 22 juin 2022 n° 21-83.036 F-B

I – LES PREREQUIS

            I – 1.

Le Délit que banqueroute est posé à l’article L.654-2 du Code de Commerce, ainsi rédigé :

« En cas d’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, sont coupables de banqueroute les personnes mentionnées à l’article L. 654-1 contre lesquelles a été relevé l’un des faits ci-après :

(…) ;

5° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales ».

L’article L.654-3, du même Code, classe l’infraction de banqueroute dans la catégorie des délits et le réprime par une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende.

Les peines complémentaires susceptible d’être prononcées contre l’auteur du délit de banqueroute sont posées à l’article L.654-5 du Code de Commerce, savoir :

  • L’interdiction des droits civiques, civils et de famille pour une période limitée ;
  • L’interdiction d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction ;
  • L’interdiction d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale ;
  • L’exclusion des marchés publics pour une durée de cinq ans au plus ;
  • L’interdiction, pour une durée de cinq ans au plus, d’émettre des chèques autres que ceux qui permettent le retrait de fonds par le tireur auprès du tiré ou ceux qui sont certifiés ;
  • L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l’article 131-35 du Code Pénal. 

En bref, en fonction de l’étendue des peines complémentaires, une demie ou une mort civile complète peut être prononcée indifféremment par les Juridictions Pénales ou les Juridictions Consulaires. Dans le dernier cas, le Tribunal de Commerce ne peut qu’ordonner l’application des peines complémentaires puisque les peines d’amende et celles privatives de liberté sont du monopole des Juridictions Pénales. En revanche, les faits caractérisant le délit de banqueroute peuvent également caractériser d’autres infractions ou manquements permettant la condamnation du dirigeant à combler toute ou partie de l’insuffisance d’actif de la société en procédure collective.

            I – 2.

L’Arrêt commenté s’inscrit dans des faits d’espèce qu’il faut, au moins, succinctement connaître pour apprécier la portée de la règle de droit prétorien posée.

A la base, un litige entre associés d’une société civile immobilière qui conduit :

  • En juin 2012, à un dépôt de plainte pour abus de confiance ;
  • En octobre 2013, à l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire avec désignation d’un Administrateur provisoire ;
  • Avec une première date de report de l’état de cessation des paiements au 13 septembre 2013 par les Juridictions commerciales et au 21 mai 2012[1] par le Tribunal Correctionnel.

Dans un premier temps, le prévenu a soutenu que le délit de banqueroute supposait, pour être caractérisé, la réunion de deux conditions, savoir : (i) être identifié dans une société en procédure collective et (ii) à une époque postérieure à la date de cessation des paiements. A raison lui répondra la Chambre Correctionnelle qui prononce sa relaxe. A tort répond la Chambre Criminelle qui, par une décision du 25 novembre 2020[2] juge que « si la cessation des paiements constatée par le Jugement d’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire est une condition préalable nécessaire à l’exercice de poursuites des chefs de banqueroute, sa date « est sans incidence sur la caractérisation de ses délits qui peuvent être retenus indifféremment pour des faits commis antérieurement ou postérieurement à la cessation des paiements »[3]

Il faut déduire de ce qui précède que tout fait caractérisant le délit de banqueroute est susceptible d’être poursuivi, dès l’ouverture de la procédure collective de la société, dans la limite, bien entendu, de la prescription quinquennale.

A date, la Cour de Cassation n’a pas tranché l’hypothèse de faits pouvant caractériser le délit de banqueroute commis ou révélé, dans les six ans de sa commission et qui pourrait dès lors être couvert par le délai de prescription de l’article 8 du Code Pénal.

Sans avoir à s’interroger plus avant sur une telle situation, il peut être probablement identifié des cas où les faits remontant à plus de dix ans avant l’ouverture de la procédure collective, tout en ayant été révélés moins de six avant l’ouverture de la procédure collective. Dans une telle hypothèse, ils pourront être poursuivis trois ou quatre ans après cette ouverture, de sorte qu’il se serait écoulé un délai de près de quinze ans entre les faits fautifs et sa sanction.

Reste à déterminer la notion de comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière, tâche à laquelle s’est attelé avec une extrême sévérité, la Chambre Criminelle dans son Arrêt commenté.

II – DELIT DE BANQUEROUTE : UNE INFRACTION INSTANTANEE, INSUSCEPTIBLE D’ETRE CORRIGEE DANS LAQUELLE L’ELEMENT MORAL EST REDUIT A SA PLUS SIMPLE EXPRESSION

            II – 1.

Nos dirigeants, après avoir subi la première censure de la Cour de Cassation, ont soutenu devant la Cour d’Appel de renvoi, qu’il appartenait au Procureur Général d’identifier et à la Cour d’Appel de relever l’élément intentionnel devant concourir à la définition du délit[4].

Argument que ne suit pas la Cour d’Appel de renvoi qui reconnaît la culpabilité.

Pour rejeter le pourvoi sur la déclaration de culpabilité, la Cour de Cassation, dans son Arrêt commenté, utilise un attendu de principe qui méritE d’être cité :

« L’obligation de tenir une comptabilité régulière en application de l’article L. 123-12 du code de commerce ne se limite pas à l’établissement des comptes annuels à la clôture de l’exercice, mais implique également l’enregistrement chronologique des mouvements affectant le patrimoine dans les livres comptables et l’inventaire périodique, de sorte que le délit de banqueroute par tenue d’une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière se trouve constitué avant ladite clôture lorsque sont constatés des manquements ou des irrégularités manifestes dans la tenue des livres comptables ».

Ainsi résumé, le fait de ne pas avoir enregistré la comptabilité, quotidiennement, caractérise un délit de banqueroute, dès la constatation de l’état de cessation des paiements de la société, peu importe (cf § I-2) que ce manquement aux obligations d’enregistrement périodique, ait été commis avant la date de fixation de l’état de cessation des paiements.

Mais les enseignements de cet Arrêt se prolongent avec l’absence d’obligation de rechercher l’élément moral de l’infraction et sur les possibles droits à correction.

            II – 2.

Dans l’affaire commenté, il sera rappelé que l’établissement des comptes sociaux n’était plus de leur responsabilité des anciens dirigeants poursuivis, de sorte que l’enregistrement correctif des écritures n’était plus possible

Par son attendu de principe, la Cour de Cassation y répond en qualifiant la banqueroute d’infraction instantanée : les faits sont caractérisés dès le manquement à l’obligation d’enregistrement comptable des écritures et sont susceptibles d’être poursuivis dès l’ouverture de la procédure collective.

Il est tentant d’objecter que le fait d’espacer l’enregistrement des opérations comptables, ne révèle pas forcément l’intention de s’affranchir de cette obligation. Cette remarque est d’autant plus pertinente dans les sociétés civiles immobilières qui ont peu de mouvements comptables et notamment lorsqu’elles ne sont même pas assujetties à la TVA.

Admettre un tel moyen obligerait donc les Juridictions Correctionnelles à rechercher l’élément moral, tâche à laquelle l’Arrêt commenté les dispense puisqu’à lire la décision, le fait de ne pas enregistrer périodiquement les écritures comptables présume de l’intention de l’auteur de s’affranchir des dispositions posées à l’article L.121-3 du Code Pénal.

Examiner sous cet angle, la présomption est même irréfragable puisque l’Arrêt ne laisse pas la possibilité à l’auteur d’une infraction présumée, de démontrer qu’il n’avait manifestement pas l’intention de s’affranchir de ses obligations comptables.

Sauf à ce que par des décisions ultérieures, la Chambre Criminelle précise sa position, il faudra alors relever l’inconstitutionnalité d’une telle analyse, de même que son inconventionnalité.

En effet, d’une part, dans sa décision du 16 juin 1999[5], le Conseil Constitutionnel rappelle qu’il résulte de la combinaison de l’article 9 de la Déclaration de 1789, s’agissant des crimes et délits, « que la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d’actes pénalement sanctionnés. En conséquence et conformément aux dispositions combinées de l’article 9 précité et du principe de l’égalité des délits et des peines affirmés par l’article 8 de la même Déclaration, la définition d’une incrimination en matière délictuelle doit inclure, outre l’élément matériel de l’infraction, l’élément moral, intentionnel ou non de celle-ci ».

La CEDH, dans son Arrêt du 07 octobre 1988[6] fait référence, de son côté, aux paragraphes 1 et 2 de l’article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, ainsi rédigés :

1 – « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un Tribunal (…) qui décidera (…) du bienfondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »

2 – « Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été également établie ».

Faisant coïncider l’élément moral de l’infraction du délit de banqueroute, avec la constatation de l’élément matériel, la Cour de Cassation n’a-t-elle pas instauré une sorte de présomption irréfragable de responsabilité basée sur de simples constatations factuelles ? La réponse peut être tirée par les enseignements de la lecture de la position du Gouvernement français dans l’Arrêt rendu par la CEDH qui procède à une distinction entre la présomption de responsabilité et la présomption de culpabilité.

Pour beaucoup de lecteurs de Chronos, la nuance apparaîtra très subtile. Mais il semble que celle-ci réside dans l’existence d’un pouvoir d’appréciation souveraine des Juges du fond des motifs d’exonération soulevés par les prévenus, liés à l’existence d’un cas de force majeure résultant « d’un événement non imputable » à lui et qu’il « était dans l’impossibilité absolue d’éviter ».

Reste à déterminer le cas de force majeure qui pourrait justifier qu’un dirigeant n’enregistre pas les écritures comptables au fil de l’eau ? Une méconnaissance de la règle comptable et l’impossibilité de sous-traiter l’enregistrement des écritures par un technicien, compte tenu d’une propre insolvabilité personnelle combinée à celle de la société ? Défaut de diligences du technicien régulièrement mandaté et rémunéré, et ce malgré de vaines relances de satisfaire à ses obligations ? Erreur dans la comptabilisation de certaines opérations liées à une insuffisance de connaissance de la norme comptable, etc.

Plus on entre dans le détail des moyens de défense, plus on s’aperçoit que le choix est limité et la défense quasi impossible.

            II – 3.

De surcroît, dès lors que l’infraction est consommée dès la constatation du défaut d’enregistrement des écritures comptables au fil de l’eau, et non pas, comme le précise clairement l’attendu de principe, l’absence d’établissement des comptes annuels à la clôture de ce dernier, on peut avoir le sentiment que tout retard dans le traitement comptable d’une opération est susceptible de caractériser une infraction.

Il nous semble toutefois, que cet impossible droit à rectification, dès lors que l’infraction a été commise, puisse être tempéré.

En effet, l’infraction pourrait être lue comme tout manquement dans l’enregistrement des écritures comptables commis antérieurement ou postérieurement à la date de cessation des paiements, mais qui subsisterait au jour de l’ouverture de la procédure collective.

En d’autres termes, des manquements comptables, corrigés avant l’ouverture de la procédure collective, permettraient, nous semble-t-il, d’échapper à la sanction par l’absence d’élément moral sauf, pour le coup, à livrer tout prévenu à l’arbitraire du Juge, ce qui ne semble pas être dans l’esprit ni du Législateur, ni de la Cour de Cassation.

Eric DELFLY

VIVALDI-AVOCATS


[1] Par application du principe de l’autonomie du droit pénal, le Juge répressif s’autorise à fixer la cessation des paiements à une autre date que celle retenue par les Juges de la procédure collective : voir en ce sens Cass. Crim. 18 novembre 1991 n° 90-83.775 F – PB

[2] Cass. Crim. 25 novembre 2020 n° 19-85.205 F -PB I

[3] Sur la possibilité de poursuites du chef de banqueroute pour des faits antérieurs à la date de cessation des paiements (cf Cass. Crim. 16 février 1972 n°71-90.574 Bull. crim 1972 n° 61

[4] Pour mémoire, un délit ou un crime n’est caractérisé que si trois éléments sont réunis : un élément légal (texte définissant l’infraction et la sanctionnant), un élément matériel (preuve rapportée de faits susceptibles de rentrer dans la qualification légale) et un élément moral, c’est-à-dire un fait positif ou une abstention révélant une intention délibérée de l’auteur de l’infraction de s’affranchir de l’obligation ou de l’interdiction de faire à l’origine de la répression pénale.

[5] Conseil Constitutionnel DC 16 juin 1999 n°99-411

[6] CEDH 07 octobre 1988 n° 10519/83

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