SOURCE : 3ème civ, 29 novembre 2018, n°17-27.798, FS – P+B+I
Les loyers des centres commerciaux comportent généralement deux composantes : une partie fixe, dite loyer minimum garanti (autrement appelé « de base » ou « plancher »), et une partie variable, représentant un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé par le locataire.
Ce mode de fixation du loyer dit « binaire » avait initialement pour ambition de faire participer le bailleur à l’essor d’un nouveau centre commercial et de permettre au preneur d’acquitter un loyer modeste en cas d’échec.
La licéité du mécanisme a rapidement été admis par la Cour de cassation[1], et a fonctionné sans difficulté jusqu’à un arrêt du 10 mai 1993 dit « Théâtre Saint Georges »[2] lors duquel la Cour de cassation a estimé que la fixation du loyer renouvelé d’un tel bail échappait aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 et n’était régie que par la convention des parties.
Or à défaut pour le bail de stipuler que le loyer minimum garanti représentait ou devait représenter la valeur locative au renouvellement, la Haute juridiction considérait que le juge n’avait pas compétence pour fixer le loyer minimum garanti à la valeur locative.
Les bailleurs se sont en conséquence adaptés à la difficulté en insérant dans leurs baux une clause expresse attribuant contractuellement au juge des loyers le pouvoir de fixer le loyer plancher de renouvellement. Il semblait à cet égard acquis, depuis les arrêts du 3 novembre 2016 dits « Marveine »[3] (du nom de la SCI bailleresse), que les parties pouvaient en effet « lorsque le contrat le prévoit, recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative ; » la Haute juridiction complétant sa décision d’une recommandation à l’usage des juges du fond sur la manière de fixer le loyer plancher :
« le juge statue alors selon les critères de l’article L. 145-33 précité, notamment au regard de l’obligation contractuelle du preneur de verser, en sus du minimum garanti, une part variable, en appréciant l’abattement qui en découle ; »
Saisie de la difficulté à l’occasion d’un litige opposant la société ANDRE à son bailleur, la Cour d’appel de Versailles est cependant entrée en résistance avec l’attribution de cette compétence de principe, estimant, dans un arrêt du 19 septembre 2017, que cette fixation du loyer minimum garanti par le Juge des loyers commerciaux n’était pas possible, les parties ne pouvant imposer à la juridiction d’appliquer la loi dans les conditions qu’elles mêmes définissent, et qu’à cet égard, elles ne peuvent confier au juge des loyers commerciaux l’office de fixer le plancher du loyer a la valeur locative, lorsque les dispositions légales lui attribuent l’office de fixer un plafond.
L’argument est cependant balayé par la Cour de cassation, impartissant au juge du fond de fixer le loyer minimum garanti, lorsque le bail le prévoit.
Si le principe est donc clairement acquis, sa mise en application demeure source d’incertitudes, le juge devant, à suivre la jurisprudence MARVEINE précitée, pratiquer un abattement pour tenir compte du loyer variable, sans que l’on n’en connaisse précisément les contours.
A suivre certaines doctrines[4] antérieures à l’arrêt MARVEINE, le propre d’un tel abattement serait que la valeur locative doit tenir compte de l’avantage procuré au bailleur par l’intéressement sur le chiffre d’affaires du preneur, ce qui pourrait ainsi se traduire, pour certains commentateurs de l’arrêt MARVEINE, comme « une obligation imposée au locataire au-delà de celles qui découlent de la loi ou des usages » voire d’une des « modalités selon lesquelles le prix antérieurement applicable a été fixé » de l’article R 145-8 du Code de commerce[5].
Une question se pose alors immédiatement : Si l’abattement est la contrepartie du loyer variable, doit-il être pratiqué même lorsque le preneur ne l’a jamais payé faute de chiffre d’affaires suffisant ? A cet égard, Madame MAIGNE-GABORIT, experte, avait observé dans le cadre du commentaire des arrêt MARVEINE que « le seuil de déclenchement [du loyer additionnel] est rarement atteint », qu’il « est même exceptionnel tous centres commerciaux confondus, ne serait-ce que parce que, contrairement aux loyers de base modérés des premiers centres commerciaux, la part fixe des baux binaires se trouve aujourd’hui à un niveau tel qu’elle permet rarement leur déclenchement »[6]. En effet, seuls 80% des exploitants en centre commerciaux soumis au loyer variable ne paieraient que le loyer plancher[7].
En ligne avec ses observations, l’experte considérait « qu’il semble difficile d’envisager de corriger le loyer de base au titre d’une charge supplémentaire qui serait : purement hypothétique, si le centre se porte mal ou seulement assez bien ; ou, à l’inverse, le résultat d’un pari gagné en commun, si le centre connaît une belle prospérité […] ».
Prudente, l’experte terminait toutefois ses observations en indiquant « qu’on peut aussi considérer que la Cour de cassation a posé le principe d’un abattement pour l’éternité de la vie du loyer binaire », analyse dont a pu notamment s’emparer le Juge des loyers commerciaux du tribunal de Grande Instance de Créteil dans son jugement du 27 juin 2018 pour fixer un abattement de 5% sur la valeur locative, quand bien même le preneur n’aurait-il jamais acquitté le loyer variable.
Le contentieux de la fixation du loyer minimum garanti semble ainsi loin d’être terminé.
Sylvain VERBRUGGHE
Vivaldi-Avocats
[1] 3ème civ, 18 octobre 1967, n°64-12832 ; 3ème civ, 17 juin 1987, n°85-18735
[2] 3ème civ, 10 mars 1993, n°91-13418
[3] 3ème civ, 3 novembre 2016, n°15-16.827
[4] Marianne Lassner et Pierre Vallée, Loyers binaires et application du statut des baux commerciaux, AJDI 2003 p242
[5] En ce sens, Joel MONEGER, A propos de la fixation du loyer de base d’un loyer binaire : évolution ou révolution de velours ? RTD com 2018 p616
[6] MEMENTO F. LEFEBVRE, n°55398 obs F MAIGNE-GABORIT et Ph RIGLET
[7] Droit et pratique des Baux commerciaux, Dalloz action n°520.150