Peut-on s’opposer à la poursuite d’activité d’une société ?

Eléonore CATOIRE
Eléonore CATOIRE - Avocat

Un associé peut-il se voir reprocher un abus de droit dès lors qu’il vote défavorablement à une résolution relative à la prolongation de la société notamment lorsqu’il est tenu indéfiniment responsable du passif d’une société structurellement déficitaire.

Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 7 décembre 2023, 22-18.665, Publié au bulletin

Une SCI est constituée pour une durée de 60 ans, pour détenir un château et ses dépendances.

A l’approche de l’arrivée du terme de la société, une assemblée générale des associés s’est réunie lors de laquelle une résolution permettant d’aboutir à la prorogation de la durée de la société a été rejetée.

  1.  

Pour les sociétés de manière générale l’article 1838 du Code civil prévoit :

« La durée de la société ne peut excéder quatre-vingt-dix-neuf ans. »

Pour les sociétés commerciales, l’article R210-2 du Code de commerce apporte davantage de précisions, savoir :

« La durée de la société court à dater de l’immatriculation de celle-ci au registre du commerce et des sociétés.

Elle peut être prorogée une ou plusieurs fois, sans que chaque prorogation puisse excéder quatre-vingt-dix-neuf ans ».

Dès lors, quid en matière de société civile ?

Au cas d’espèce, les associés ont assigné l’associé minoritaire, pour que soit constaté un abus de droit, et que soit désigné un mandataire ad hoc afin de voter en ses lieu et place lors d’une nouvelle assemblée générale convoquée avec un ordre du jour identique visant à proroger le terme de la société.

Les lecteurs de la newsletter Chronos auront d’ores et déjà connaissance des derniers rebondissements jurisprudentiels en matière d’abus de droit, et notamment :

Le droit prétorien se construit progressivement au fil des divers arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, et l’arrêt étudié, publié au bulletin, vient justement rejoindre les rangs.

Le droit de participer aux décisions collectives et d’y voter constitue pour les associés, un droit certes fondamental, mais encadré par les juges. En effet, les juges du fond interviennent régulièrement pour tempérer cette liberté dans la mesure où celle-ci serait constitutive d’un abus.

L’article 1833 du Code civil rappelle précisément qu’une société doit être « gérée dans son intérêt social (…) ». En effet, la société dispose en elle-même d’une personnalité morale, et d’un intérêt propre, qui peut différer de celui de ses associés.

L’abus de droit, qui peut s’illustrer par un abus de majorité, d’égalité, ou de minorité, est défini comme une décision sociale portant atteinte à l’intérêt social, et provoquant une rupture intentionnelle d’égalité entre les associés, dans le seul but de procurer un avantage à l’associé majoritaire, égalitaire, minoritaire. Il faut donc réunir trois conditions cumulatives :

  • Une opération essentielle pour la société,
  • Un associé qui favorise ses intérêts
  • Au détriment de ceux des autres

II –

Au cours de la procédure, les juges du fond caractérisent l’abus, le minoritaire lui en fait grief, et se pourvoit en cassation.

Il invoque les arguments suivants :

  • En application du droit général des contrats, nul ne peut exiger le renouvellement d’un contrat à durée déterminée (ci-après « CDD ») , donc le refus de proroger ne peut constituer un abus.
  • L’Article 1193 du Code civil réclame en effet le consentement mutuel des parties pour modifier ou révoquer un contrat.
  • L’Article 1214 du Code Civil prévoit quant à lui la possibilité de renouveler un CDD par la loi, ou à défaut, par l’accord des parties, et le minoritaire associait justement la prorogation à un renouvellement de contrat.
  • L’intérêt spéculatif recherché par le minoritaire ne constitue pas la seconde condition exigée par le droit prétorien, savoir l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts, puisque cette motivation ne créait pas de rupture d’égalité entre les associés. 
  • Le simple fait que l’objet de la SCI soit la mise à disposition des lieux aux associés en priorité ne justifie pas que l’intérêt général de la société exige la prorogation.
  • L’opération n’était pas essentielle dans la mesure ou d’autres alternatives existaient, moins contraignantes pour les minoritaires, tout en permettant d’assurer la pérennité de la société, notamment en retenant une durée de prorogation plus courte.

La difficulté dans cette SCI est que :

  • l’activité sociale était structurellement déficitaire.
  • Et les associés de société civile sont tenus indéfiniment responsables du passif de la société.

En effet et pour mémoire, l’article 1857 du Code civil prévoit en son premier alinéa

« A l’égard des tiers, les associés répondent indéfiniment des dettes sociales à proportion de leur part dans le capital social à la date de l’exigibilité ou au jour de la cessation des paiements »

III –

La Cour de cassation rejette les arguments avancés par les demandeurs au pourvoi, et confirme en premier lieu que le refus de proroger le terme de la société civile est susceptible de constituer un abus de droit dans la mesure ou le vote du minoritaire remplit les trois conditions cumulatives susmentionnées, et en l’occurrence :

  • La décision du minoritaire était motivée par des intérêts exclusivement spéculatifs fondés sur la dissolution escomptée de la société, et ainsi prise dans l’unique dessein de favoriser ses intérêts personnels au détriment des autres associés. Par ce stratagème, il essayait d’aboutir de manière détournée à la dissolution de la société, ce qu’il n’avait pas obtenu par plusieurs années de conflits judiciaires réclamant une gestion plus profitable financièrement.
  • Compte tenu de la spécificité et l’objet de la SCI, savoir permettre aux associés de profiter de façon préférentielle et protégée du site exceptionnel que constituent le château et ses dépendances, et non dégager des bénéfices, il était nécessairement dans l’intérêt de la société que son terme soit prorogé. En effet, les statuts prévoyaient précisément des appels de fonds annuels pour couvrir les frais d’entretien, que l’associé minoritaire refusait par ailleurs de payer.

En conclusion, en fonction du contexte spécifique du cas d’espèce, le refus de voter la prorogation du terme de la société civile peut constituer un abus de droit, dès lors que le vote de l’associé :

  • est contraire à l’intérêt général de la société,
  • et a pour unique dessein de favoriser ses propres intérêts
  • au détriment de ceux de l’ensemble des autres associés.

La Cour de cassation refuse d’écarter, par principe, l’abus de droit relatif au refus de proroger le terme de la société, et apprécie, au cas par cas, les circonstances de l’espèce.

Dans ce cas précis, la Cour a pris en compte l’intention des associés à la constitution de la SCI, savoir celle de profiter du château et de ses dépendances. L’activité déficitaire faisait parti du projet, à charge pour les associés de participer aux charges régulièrement. Si tel n’avait pas été l’intention initiale des parties, on peut imaginer que la Cour de cassation se serait positionnée différemment.

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