L’incompétence plutôt que l’irrecevabilité en cause d’appel

Thomas Chinaglia

La règle prévoyant une compétence spéciale de la Cour d’appel de Paris dans les décisions rendues par les juridictions spécialisées dans la résolution de certains litiges en matière de pratiques restrictives de concurrence institue une compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.

Com. 29 janvier 2025, n°23-15.842

I –

Lors d’une précédente décision[1], la Cour de cassation avait décidé que le fait de saisir une juridiction de premier degré non spécialisée en matière de pratiques restrictives de concurrence devait être considéré comme une incompétente, et non comme une fin de non-recevoir.

Si la question avait été tranchée pour les juridictions du premier degré, qu’en était-il alors des juridictions du second degré ? L’appel régularisé devant une cour d’appel non spécialisée, en matière de pratiques restrictives de concurrence, devait-il être également sanctionné par une incompétence ou une fin de non-recevoir ? Le présent arrêt commenté opère un revirement de jurisprudence et fait le choix de l’incompétence.

En l’espèce, une société mère avait assigné une banque et une société d’affacturage devant le tribunal de commerce de Bordeaux en soutenant qu’en octroyant des facilités de paiement accompagnées de différents contrats d’affacturage, ces derniers avaient placé la société mère et ses filiales dans une situation de dépendance économique au sens de l’article L.442-1 du Code de commerce.

Un jugement est rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux et un appel est interjeté devant la cour d’appel de Bordeaux. Cette dernière, sur le fondement des articles susvisés (cf supra), déclare l’appel irrecevable. En effet, relevant d’une matière spéciale, l’appelant aurait dû saisir la cour d’appel de Paris, ayant une compétence spéciale en cette matière.

Un pourvoi est interjeté, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation d’octobre 2023 (cf supra). Selon le requérant, la cour d’appel de Bordeaux aurait simplement dû se déclarer incompétente et non pas déclarer l’appel comme étant irrecevable.

La Cour de cassation lui donne raison et casse l’arrêt rendu par la cour d’appel de Bordeaux.

II –

En matière de pratiques restrictives de concurrence prévues par l’article L.442-1 et suivants du Code de commerce (le fait d’obtenir un avantage sans contrepartie ou disproportionné, le fait de soumettre un partenaire commercial à un déséquilibre significatif ou encore le fait de rompre brutalement une relation commerciale établie…), l’article L.442-4, III du même code dispose :

« […]

III. Les litiges relatifs à l’application des articles L. 442-1, L. 442-2, L. 442-3, L. 442-7 et L. 442-8 sont attribués aux juridictions dont le siège et le ressort sont fixés par décret. »

L’article D.442-2 du Code de commerce ajoute :

« Pour l’application du III de l’article L. 442-4, le siège et le ressort des juridictions commerciales compétentes en métropole et dans les départements d’outre-mer sont fixés conformément au tableau de l’annexe 4-2-1 du présent livre.

La cour d’appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris.
 »

Précédemment à la jurisprudence d’octobre 2023 pour les juridictions de première instance et précédemment au présent arrêt commenté pour les juridictions d’appel, le fait de saisir la mauvaise juridiction en matière de pratiques restrictives de concurrence, en d’autres termes, le fait de saisir une juridiction non spécialisée, était synonyme d’irrecevabilité.

La sanction était particulièrement sévère dans la mesure où l’irrecevabilité éteint l’action, contrairement à une décision d’incompétence. En effet, l’article 122 du Code de procédure civile dispose :

« Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée. »

La fin de non-recevoir dénie à l’adversaire son droit d’action. La fin de non-recevoir est ainsi destinée à priver le demandeur du droit d’agir s’il ne respecte certaines règles de procédure. Cette dernière n’est plus régularisable à partir de l’instant où le juge a statué sur le moyen de défense l’ayant invoquée, et encore faut-il qu’elle soit régularisable. La sanction est donc dramatique.

Concernant la compétence, celle-ci a la qualité d’une exception de procédure. L’article 73 du Code de procédure civile dispose :

« Constitue une exception de procédure tout moyen qui tend soit à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte, soit à en suspendre le cours. »

Lorsqu’une décision d’incompétence est rendue, la partie ayant soulevé cette exception doit, à peine d’irrecevabilité, la motiver et faire connaitre dans tous les cas devant quelle juridiction elle demande que l’affaire soit portée. En tout état de cause, la partie se voyant opposée une décision d’incompétence n’a pas perdu son droit d’agir et demeure dans la possibilité de réparer son erreur en saisissant la bonne juridiction.

Par son arrêt de janvier 2025, la Cour de cassation décide que le non-respect des règles de compétence susvisées en matière de pratiques restrictives de concurrence est de nature à être frappé d’une décision d’incompétence. De plus, elle ajoute que cette règle est d’ordre public, instituant une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir. Cela est particulièrement important dans la mesure où en rendant ce principe comme d’ordre public, le juge aura l’obligation de soulever d’office son incompétence.

Concrètement, l’intimé devra élever un incident de compétence devant la conseiller de la mise en état de la cour d’appel estimée incompétente, en veillant bien naturellement à procéder in limine litis, c’est-à-dire avant le dépôt de ses conclusions au fonds arborant les fins de non-recevoir et les défenses au fond. Si la procédure est orientée en circuit-court, un incident sur la compétence devra être élevé devant la formation de jugement elle-même, via des conclusions prises au fond et non adressées au président de chambre.


[1] Com. 18 octobre 2023, n°21-15.378

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