Par un arrêt très attendu la Cour de cassation opère un remarquable revirement de jurisprudence et revient sur son arrêt du 16 janvier 2020 qui faisait courir le délai de prescription entre constructeurs à la date de l’assignation en référé-expertise.
Cass. 3e civ., 14 décembre 2022, n°21-21.305
I –
En l’espèce, un office public d’HLM avait confié à un groupement de maîtrise d’œuvre des travaux de restructuration et de réhabilitation d’un immeuble.
Une des sociétés du groupement avait fait appel à un sous-traitant.
Des désordres sont survenus après réception.
Le maître d’ouvrage a donc saisi le Tribunal administratif sur requête le 13 septembre 2011 en vue de voir désigner un expert judiciaire.
Par ordonnance en date du 1er décembre 2011, le Tribunal administratif a fait doit à sa demande.
L’expert a déposé son rapport et le maître d’ouvrage a de nouveau saisi le Tribunal Administratif, au fond, le 28 novembre 2014, en vue de voir consacrée la responsabilité du groupement de maîtrise d’œuvre, notamment.
Le Tribunal administratif a fait droit à sa demande suivant jugement en date du 19 janvier 2016.
Le groupement de maîtrise d’œuvre s’est ensuite tourné, le 6 mars 2018, vers les juridictions judiciaires pour exercer ses recours contre ses sous-traitants.
Ces derniers ont opposé au groupement la prescription de son action en s’appuyant notamment sur un arrêt rendu par la Cour de cassation en date du 16 janvier 2020.
La Cour d’appel a confirmé le jugement querellé en ces termes :
« La prescription a commencé à courir à compter de la requête en référé-expertise adressée par l’OPH d’Aubervilliers au tribunal administratif de Montreuil, soit le 13 septembre 2011 ».
II –
Jusqu’en 2020, la question du délai de prescription des recours entre constructeurs était source d’incertitude.
En effet, deux délais étaient susceptibles de s’appliquer :
- Le délai de l’article 1792-4-3 du Code civil :
« En dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux ».
- Le délai de l’article 2224 du Code civil :
« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
En raison de cette situation ambiguë, et pour ne prendre aucun risque, les praticiens avaient pris l’habitude d’exercer leurs recours entre constructeurs dans les 5 ans à compter de l’assignation au fond délivrée par le demandeur principal.
C’est dire si l’arrêt rendu le 16 janvier 2020 était attendu.
III –
Et en effet, le 16 janvier 2020, la Cour de cassation est venue mettre un terme aux spéculations, en deux temps.
III – 1.
- Dans un premier temps, la Cour de cassation a affirmé que les recours entre constructeurs étaient soumis à la prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil :
« Attendu que le délai de la prescription de ce recours et son point de départ ne relèvent pas des dispositions de l’article 1792-4-3 du code civil ; qu’en effet, ce texte, créé par la loi du 17 juin 2008 et figurant dans une section du code civil relative aux devis et marchés et insérée dans un chapitre consacré aux contrats de louage d’ouvrage et d’industrie, n’a vocation à s’appliquer qu’aux actions en responsabilité dirigées par le maître de l’ouvrage contre les constructeurs ou leurs sous-traitants ; qu’en outre, fixer la date de réception comme point de départ du délai de prescription de l’action d’un constructeur contre un autre constructeur pourrait avoir pour effet de priver le premier, lorsqu’il est assigné par le maître de l’ouvrage en fin de délai d’épreuve, du droit d’accès à un juge ; que, d’ailleurs, la Cour de cassation a, dès avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, jugé que le point de départ du délai de l’action d’un constructeur contre un autre constructeur n’était pas la date de réception de l’ouvrage (3e Civ., 8 février 2012, pourvoi n° 11-11.417, Bull. 2012, III, n° 23) ;
Attendu qu’il s’ensuit que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l’article 2224 du code civil ; qu’il se prescrit donc par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Cette décision, sur ce point est limpide et ne laisse plus planer aucun doute.
III – 2.
- Dans un deuxième temps, la Cour de cassation est venue préciser le point de départ du délai de prescription quinquennale et, sur ce point, cette décision a été engendré un contentieux ingérable :
« Attendu que la Cour de cassation a jugé que l’assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage à l’entrepreneur principal met en cause la responsabilité de ce dernier et constitue le point de départ du délai de son action récursoire à l’encontre des sous-traitants (3e Civ., 19 mai 2016, pourvoi n° 15-11.355) ».
III – 3.
De ce fait, et à compter de janvier 2020, les tribunaux ont été contraints de gérer un volume extrêmement important de dossiers, les constructeurs multipliant les recours préventifs en vue d’interrompre la prescription entre eux, très souvent avant dépôt du rapport d’expertise judiciaire et avant toute assignation au fond par le demandeur principal, de sorte que ces recours étaient généralement exercés « à l’aveugle », personne n’étant capable d’anticiper les responsabilités susceptibles d’être engagées.
Par voie de conséquence, la procédure s’est considérablement alourdie, renforçant encore l’engorgement des tribunaux. Les incidents de jonctions et de sursis à statuer se sont eux aussi multipliés donnant lieu à des situations ubuesques avec des sursis à statuer prévoyant des termes incertains, généralement fixés à l’expiration du délai de garantie décennale et/ou à l’éventuelle assignation au fond du demandeur principal.
Cette situation était source d’erreurs et bouleversait l’organisation de la justice.
IV –
L’arrêt commenté revient donc partiellement sur la jurisprudence antérieure et, notamment, sur l’arrêt rendu le 16 janvier 2020 :
« Par un arrêt rendu le 16 janvier 2020 (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi n° 18-25.915, publié), la troisième chambre civile a jugé, d’une part, que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relevait des dispositions de l’article 2224 de code civil et se prescrivait par cinq ans à compter du jour où le premier avait connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer, d’autre part, que tel était le cas d’une assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage à l’entrepreneur principal, laquelle mettait en cause la responsabilité de ce dernier.
Cette dernière règle oblige cependant les constructeurs, dans certains cas, à introduire un recours en garantie contre d’autres intervenants avant même d’avoir été assignés en paiement par le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage, dans le seul but d’interrompre la prescription. En effet, même lorsqu’ils ont interrompu la prescription en formant eux-mêmes une demande d’expertise contre les autres intervenants à l’opération de construction, le délai de cinq ans qui, après la suspension prévue par l’article 2239 du code civil, recommence à courir à compter du jour où la mesure d’expertise a été exécutée, peut expirer avant le délai de dix ans courant à compter de la désignation de l’expert, pendant lequel le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage peuvent agir en réparation de leurs préjudices.
La multiplication de ces recours préventifs, qui nuit à une bonne administration de la justice, conduit la Cour à modifier sa jurisprudence.
Le constructeur ne pouvant agir en garantie avant d’être lui-même assigné aux fins de paiement ou d’exécution de l’obligation en nature, il ne peut être considéré comme inactif, pour l’application de la prescription extinctive, avant l’introduction de ces demandes principales.
Dès lors, l’assignation, si elle n’est pas accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit, ne serait-ce que par provision, ne peut faire courir la prescription de l’action du constructeur tendant à être garanti de condamnations en nature ou par équivalent ou à obtenir le remboursement de sommes mises à sa charge en vertu de condamnations ultérieures.
La jurisprudence nouvelle s’applique à l’instance en cours, dès lors qu’elle ne porte pas une atteinte disproportionnée à la sécurité juridique de la société L’Auxiliaire tout en préservant le droit d’accès au juge de la société ATE et de la MAF.
Pour déclarer irrecevables les demandes de la société ATE et de la MAF, l’arrêt relève que ces sociétés ont assigné la société L’Auxiliaire en mars 2018, plus de cinq années après le 13 septembre 2011, date à laquelle la requête aux fins d’expertise les concernant avait été adressée au tribunal administratif par le maître de l’ouvrage, sans qu’il soit fait état d’aucun acte interruptif entre ces deux dates.
En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que l’assignation avait été délivrée à la société L’Auxiliaire par la société ATE et la MAF moins de cinq ans après la requête de l’OPH adressée à la juridiction administrative aux fins d’indemnisation de ses préjudices, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
V –
Si le délai de prescription des recours entre constructeurs reste inchangé, en revanche, cette prescription ne court plus nécessairement dès la date de l’assignation en référé mais à la date de la demande d’indemnisation, même provisionnelle, ou de la demande en exécution de l’obligation en nature.
En d’autres termes, le délai de prescription quinquennale applicable aux recours entre constructeurs ne commence à courir qu’à compter :
- De l’assignation au fond délivrée par le demandeur principal, même si elle est suivie d’une demande d’expertise ou,
- De l’assignation en référé si celle-ci comporte une demande provisionnelle ou,
- Des conclusions aux termes desquelles une demande définitive ou provisionnelle est formulée
Les choses sont ainsi à présent parfaitement claires et la situation rétablie.
On notera que la Cour de cassation reconnaît expressément que l’arrêt du 16 janvier 2020 avait nuit à la bonne administration de la justice et motive presque exclusivement sa décision sur cet aspect, ce qui est assez rare pour être souligné.