Quand les règles du contrôle européen des concentrations s’alignent avec celles du droit financier et boursier sur l’utilisation abusive des valeurs mobilières composées

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

Le tribunal de l’Union Européenne juge que dès lors qu’un achat d’options sur des actions d’une entreprise peut contribuer à acquérir le contrôle de celle-ci, l’acheteur doit notifier l’opération à la Commission Européenne, si l’acquisition entre dans le champ du contrôle des concentrations de dimension européenne. Cette analyse sur les limites à l’utilisation des valeurs mobilières composées s’applique à toutes les matières du droit national et européen.

Source :Trib UE 18 Mai 2022 – Affaire 609/19 CANON INC

I – Les faits pertinents.

Le litige, soumis à la juridiction européenne, opposait la Commission à la société multinationale CANON à propos de l’acquisition d’un groupe spécialisé dans la commercialisation d’équipements médicaux.

D’un point de vue juridique, l’opération avait été nouée en deux étapes :

  • La première dite « provisoire », conclue en mars 2016 par laquelle CANON achetait pour près de 3,5 milliards d’euros des options d’achat sur les actions composant le capital de la société cible sans pour autant, et ce sera d’ailleurs l’enjeux du débat, pouvoir disposer d’un droit de vote sur ces actions avant la levée des options.

Dans le même temps, une structure de portage détenue par des tiers, qui pour autant qu’ils soient agréés par CANON et la holding venderesse, n’étaient pas en lien capitalistique avec l’une ou l’autre des parties, acquière 20 actions de la filiale, lui conférant 100% des droits de votes et permettant à la holding qui venait précédemment de céder des options d’achats de sortir sa filiale de son périmètre de consolidation.

  • La seconde, dans la mesure où le projet de contrôle de la société cible entrait dans le champ d’examen de contrôle des concentrations de dimension européenne, conduit CANON à solliciter la Commission européenne qui lui donne l’autorisation de mettre en œuvre son projet.

Cette autorisation donnée, CANON lève les options d’achat au terme d’une opération dite « finale » et devient l’unique actionnaire de la filiale en rachetant concomitamment les actions de la structure de portage.

Malgré cette autorisation, la Commission européenne estime que CANON a violé l’article 4,1 du règlement 139/2004 qui impose à tout candidat de notifier les concentrations de dimension européenne avant leur réalisation et par ailleurs, l’article 7 de ce même règlement qui interdit de réaliser une telle concentration avant d’y avoir été autorisé au motif qu’était effectif, au sens du règlement, dès la réalisation de l’opération provisoire. En sanction, la Commission inflige deux amendes de 14 millions d’euros, la première pour la violation de l’article 4,1 et la seconde pour la violation de l’article 7 du règlement 139/2004.

CANON conteste l’analyse juridique devant le Tribunal de l’Union Européenne. Elle soutient que la concentration relève de la seconde opération dite « finale », date à laquelle elle avait sollicité et obtenu l’accord de la Commission .

II – La décision rendue : rappel de l’illicéité des mécanismes de contournement de la règlementation.

L’argument de CANON est simple à résumer : les options d’achat d’actions ne confèrent à son propriétaire qu’un droit à acquérir de sorte que l’opération dite provisoire était sans incidence sur la propriété des titres de la société cible, pas plus que sur les droits de vote. Seule la levée d’options concomitamment au rachat de la société de portage, a pour effet de permettre à CANON de prendre le contrôle de la société sur un plan économique et politique.

Erreur, répond le Tribunal de l’Union Européenne (ci-après « la Juridiction ») en reprenant une distinction déjà opérée par la CJUE dans la fameuse affaire Ernst & Young[1] entre les notions de concentration et de réalisation d’une concentration.

Ainsi, selon la Juridiction, une concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle a eu lieu. La réalisation d’une concentration peut avoir lieu dès que les parties mettent en œuvre des opérations, contribuent à changer (ou à permettre de) durablement le contrôle de l’entreprise, c’est-à-dire éventuellement avant l’acquisition de cette entreprise[2].

L’absence de contrôle de la société cible lors de l’opération initiale importe peu dès lors qu’il est établi que la concentration résulte de trois actions interdépendantes caractérisées notamment par le fait que l’opération définitive, est conditionnée par la réalisation de l’opération provisoire.

Outre le fait que la Juridiction s’inscrive dans une logique déjà tracée par la CJUE, la sanction dénonce un mécanisme visant à contourner les règles du contrôle des concentrations par des montages complexes à effet différé, de la même manière que l’Union Européenne a été amenée à intervenir, pour changer le régime juridique des obligations convertibles en actions, utilisées pour contourner l’ancien mécanisme de l’appel public à l’épargne.

III – Droit de la concurrence, droit financier et boursier : même combat.

Pour les praticiens, la notion de valeur mobilière composée comme notamment les obligations convertibles ou remboursables en actions (OCA), devait être appréciée au regard du caractère hybride du titre, ce qu’avait d’ailleurs admis la Cour de Cassation dans son arrêt Métrologie Internationale[3] qui jugeait en substance que les obligations remboursables en actions sont, avant leur remboursement, soumises aux dispositions des articles 284 et suivants de la Loi du 24 juillet 1966. En d’autres termes la Cour de Cassation s’est prononcée en faveur de la soumission au régime du type primaire, c’est-à-dire celui des obligations.

Puis le Législateur est revenu sur cette position avec l’ordonnance n°2009-15 du 8 janvier 2009 relative aux instruments financiers selon lesquelles le titre donnant accès au capital ou au droit de vote relève de la catégorie des titres de capital. Ainsi par cette modification législative, l’OCA est passé du statut de titre hybride c’est-à-dire titre de créance à sa souscription et titre de capital à la conversion, en titre de capital dès sa souscription de par la loi[4].

Que s’est-il passé pour que les OCA, qualifiés par les praticiens de titres hybrides, soient rangés d’autorité par le législateur dans les titres de capital ?

Tout d’abord, le Législateur a suivi la réglementation européenne qui a intégré les OCA dans les titres de capital. Ainsi, par exemple, dès la directive Prospectus 2003/71CE, étaient rangés dans la catégorie des titres de capital : « les actions et autres valeurs mobilières assimilables à des actions ainsi que toute autre valeur mobilière conférant le droit de les acquérir à la suite d’une conversion ou l’exercice de ce droit pour autant que les valeurs de la seconde catégorie soient émises par l’émetteur des actions sous-jacente ou par une entité appartenant au groupe dudit émetteur »[5].

Mais cette directive ne fait qu’entériner une distinction qu’a été contrainte d’opérer l’Union Européenne entre titre de capital et titre de créance, précisément pour éviter l’utilisation des valeurs mobilières composées à des fins de contournement de la règlementation boursière.

Autrement dit, avant la réforme, les OCA, avant la levée d’option, étaient rangées dans la catégorie des titres de créances. N’importe quel émetteur pouvait y avoir recours sans devoir respecter les règles de l’appel public à l’épargne (APE). La conversion de la créance en capital n’était que la simple application des règles de souscription : les règles de l’APE étaient ainsi facilement contournées. Après la réforme, l’émission d’OCA a été soumise aux règles de la Directive puis du Règlement Prospectus.

De la même manière, le souscripteur d’obligations convertibles en actions, devra procéder notamment aux déclarations de changement de contrôle, aux déclarations de franchissement de seuil, de prise de contrôle, etc., dès la souscription du titre et non pas lors de l’éventuelle conversion.

Pour résumer, quelle que soit la matière traitée c’est-à-dire le droit de la concurrence ou le droit boursier, l’obligation du souscripteur ne dépend pas du régime primaire du titre mais doit respecter une approche unitaire et finaliste de l’opération (opération destinée à détenir des actions).

Et cette analyse se conjugue à l’infini. Selon Chronos, la souscription de valeur mobilière composée par des personnes qui ne seraient pas susceptibles d’entrer au capital de sociétés dont l’accès est réglementé et notamment toutes celles relevant du régime des sociétés d’exercice libéral, doit s’inscrire dans cette approche finaliste de l’opération.

Pour reprendre un exemple plus précis, seuls pourront souscrire à l’émission par une société d’exercice libéral de pharmacie, d’obligations convertibles en actions, des pharmaciens au motif que le code de la santé publique[6] réserve l’accès au capital des sociétés de pharmacie aux seuls pharmaciens. Et encore… après conversion les OCA ne doivent pas porter atteinte à la majorité du pharmacien titulaire dès lors que le souscripteur est lui-même pharmacien titulaire dans une autre pharmacie.

Cette convergence d’analyses, quelle que soit la matière abordée, a un sens évident : éviter les contournements d’une quelconque réglementation par l’utilisation de valeurs mobilières composées.


[1] CJUE 30 Mai 2018 – Affaire 633/16 Ernst & Young

[2] Point 67 et 68 de la décision.

[3] Cass. Com. 13 juin 1995 n°94-21.003

[4] Les OCA sont intégrés dans la catégorie des actions par l’article L212-1-A du Code Monétaire et Financier : les titres de capital émis par les sociétés par actions comprennent les actions et les autres titres donnant ou pouvant donner accès au capital ou au droit de vote.

[5] Article 2 Directive Prospectus 2003/71CE définition.

[6] Conformément à l’article R5125-18-1 alinéa 2 du Code de la Santé Publique

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