Manquements aux règles du marché : quand une recommandation d’investissement cache une manipulation de cours.

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

Pour un expert en investissement financier, recommander une action à l’achat, c’est bien. Oublier de mentionner un conflit d’intérêt manifeste lors de la recommandation l’est beaucoup moins.

Source : AMF décision 04 mars 2022 n° 1 SAN-2022[1]

I – GRIEFS A L’ORIGINE DE LA SANCTION

La sanction s’inscrit à propos de la publication d’articles dans une lettre assimilable à un support de presse, dont l’auteur est connu pour donner régulièrement son avis sur des investissements boursiers.

Les faits étudiés s’inscrivent dans la chronologie suivante :

  • L’auteur de l’article (ci-après : « l’Expert ») achète 125 000 titres d’une “med-tech” cotée sur un marché réglementé (ci-après : « la Société ») ;
  • Diffuse sur sa lettre hebdomadaire, publiée par une société de presse qu’il contrôle et dirige, un premier conseil « d’achat fort » des actions de la Société ;
  • Postérieurement à sa publication, cède 50 000 titres précédemment acquis en en tirant un bénéfice ;
  • Publie une seconde recommandation à l’achat, alors qu’il est encore détenteur de 75 000 titres de la Société ;
  • Il vend plus tard le reste de sa participation et enregistre une perte globale sur l’opération.

La commission des sanctions est saisie par le collège de l’AMF qui lui demande d’instruire deux griefs, le premier (i) relatif à un manquement au titre de la réglementation sur la recommandation d’investissement et le second (ii) un abus de marché.

Les deux griefs vont être retenus par la Commission et sanctionnés.

II – MANQUEMENTS AU TITRE DE LA REGLEMENTATION SUR LES RECOMMANDATIONS D’INVESTISSEMENT

            II – 1. Définition de la recommandation d’investissement

Les articles 315-1 et suivants du règlement général de l’AMF (ci-après : « RGAMF ») imposent notamment que les recommandations d’investissement soient élaborées avec « probité, équité et impartialité » et qu’elles soient « présentées de façon claire et précise ». Les faits doivent être « clairement distingués des interprétations, estimations, opinions et autres, types d’information non factuelle » et les « sources importantes de la recommandation de l’investissement » doivent être indiquées. « Les recommandations d’investissement doivent présenter des relations et circonstances dont on peut raisonnablement penser qu’elles sont de nature à porter atteinte à l’objectivité de la recommandation »

De cette synthèse, trois éléments doivent être extraits pour identifier ou pas l’existence d’une recommandation d’investissement :

  • L’information doit recommander ou au moins suggérer une stratégie d’investissement, à minima, une opinion sur le cours actuel ou futur d’un instrument financier ;
  • L’information doit porter sur un ou plusieurs instruments financiers[2] ;
  • L’information doit être destinée à un large public[3].

Le non-respect de ces dispositions est sanctionné notamment aux articles L.621-15 et L.621-17-1 du Code Monétaire et Financier. La diffusion d’une recommandation d’investissement faisant état d’informations donnant des indications inexactes, imprécises ou trompeuses est par ailleurs susceptible de constituer un manquement au titre de l’article L.632-1 du RGAMF.

Cette réglementation nationale s’inscrit nécessairement en transposition de la réglementation européenne et, notamment, du règlement abus de marché[4] (ci-après : « Règlement MAR ») qui, en son article 20, traite des recommandations de l’investissement et statistiques.

L’alinéa 2 de l’article est ainsi rédigé :

« Les personnes qui produisent ou diffusent des recommandations ou d’autres informations recommandant ou suggérant une stratégie d’investissement, veillent avec une diligence raisonnable à ce que l’information doit présentée de manière objective et à ce qu’il soit fait mention de leur intérêt « ou de l’existence de conflit d’intérêt » avec rapport avec les instruments financiers auxquels se rapportent ces informations ».

            II – 2. LES GRIEFS RETENUS

La première question qu’avait à répondre la commission des sanctions était de savoir si l’Expert était véritablement un expert. Et sur ce point, la commission des sanctions fait application de la théorie de l’apparence : l’Expert s’étant présenté comme un expert, il devait être considéré comme tel, sans qu’il soit nécessaire de procéder à des investigations supplémentaires, ce qui évite d’avoir à traiter l’existence ou pas d’une information trompeuse, en ce qui concerne la qualification que veut se donner l’auteur de la lettre d’information.

Quant au conflit d’intérêt, il était assez facile à identifier puisqu’il résulte de la chronologie des événements (§ II-1) que l’Expert a commencé par acheter les titres de la Société avant de publier une lettre d’information avec un avis d’achat fort destiné à  un large public, puisqu’elle a été successivement publiée  dans la lettre « la bourse » n° 1570 et 1571, mise à disposition sur le  site internet de la société d’édition, transmise par courriel aux abonnés et expédiée également par voie postale.

Tous les ingrédients du manquement étant acquis, la sanction semble légitime.

Plus intéressante est, en revanche, la partie de la décision de sanction relative aux manquements au titre de la réglementation sur la manipulation des marchés.

III – MANQUEMENTS AU TITRE DE LA REGLEMENTATION SUR LES MANIPULATIONS DE MARCHE

            III – 1. La réglementation sur la manipulation de cours par recours à une forme de tromperie

Réprimée et sanctionnée aux articles L.465-3 du Code Monétaire et Financier, la manipulation de cours vise plusieurs situations :

  • Elle suppose, en premier lieu, un comportement actif sur le marché qui permet d’ailleurs de la distinguer de la fausse information ou de l’information trompeuse ;
  • Elle peut sanctionner le fait de réaliser une opération, de passer un ordre ou d’adopter un comportement qui donne ou est susceptible de donner des indications trompeuses sur l’offre, la demande ou le cours d’un instrument financier, ou est susceptible de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d’un instrument financier ;
  • Enfin, plus générale, est sanctionné le fait de réaliser une opération, de passer un ordre ou d’adopter un comportement qui affecte le cours d’un instrument financier en ayant recours à des procédés fictifs ou à d’autres formes de tromperie ou d’artifice.

III – 2. LES GRIEFS

Là encore, l’application du droit aux faits ne posait pas véritablement de difficulté puisque l’Expert avait un intérêt à recommander à l’achat fort, la Société dont il venait, préalablement, d’acheter 125 000 titres sans, et c’est un élément qui pour Chronos aurait pu écarter le manquement, préciser l’existence d’un conflit d’intérêt sur sa recommandation.

Il s’est agi pour la commission des sanctions de faire une application de l’article 12.2, D du règlement MAR, ainsi rédigé :

« 1- Aux fins du présent règlement, la notion de « manipulation de marché » couvre les activités suivantes (…) ;

2 – Les comportements suivants sont, entre autre, considérés comme des manipulations de marché (…).

d) – Le fait de tirer parti d’un accès occasionnel ou régulier aux médias traditionnels ou électroniques, en émettant un avis sur un instrument financier, sur un contrat, au comptant sur matières premiers qui lui est lié, sur un produit mis aux enchères sur la base des quotas d’émission (ou indirectement sur son émetteur), après avoir pris des positions sur cet instrument financier, sur un contrat au comptant sur matières premières qui lui est lié ou sur un produit mis aux enchères sur la base du quota d’émission et de profiter, par la suite, de l’impact dudit avis le cours de cet instrument de ce contrat au comptant sur  matières premières qui lui est lié ou d’un produit mis aux enchères sur la base des quotas d’émission sans avoir simultanément rendu public de manière appropriée et efficace ce conflit d’intérêt ».

Evidemment, la décision de sanction ne manque de relever le bénéfice qu’a tiré l’Expert, via ses sociétés interposées, de l’augmentation de la valeur de la cotation du titre de la Société (décision de sanction § 115), peu importe, selon la décision de sanction, qu’au terme du débouclage c’est-à-dire la vente des 75 000 titres restants, l’opération laissait apparaitre une perte pas nécessairement subie par les lecteur de l’Expert .

La sanction pécuniaire prononcée contre la société d’édition , soit 600 000 € qui s’ajoute à la sanction financière à l’encontre de l’Expert à titre personnelle de 200 000 €, semble, pour le coup, relativement sévère dans un contexte où la commission des sanctions a admis un cumul idéal d’infraction.

IV – UN CUMUL IDEAL D’INFRACTION (DE MANQUEMENTS) QUI LAISSE UN GOUT AMER

Le concours idéal d’infraction, qui ne doit pas être confondu avec le concours réel d’infraction défini aux articles 132-2 et suivants du Code Pénal, s’inscrit dans un contexte ou un fait unique peut entraîner plusieurs qualifications d’infraction. L’enjeu de distinction est substantiel pour déterminer l’origine de peine applicable.

C’est ici le schéma qu’a choisi la commission des sanctions puisqu’une seule peine d’amende est prononcée pour deux manquements distincts se rattachant à un seul et même fait qui, pour l’essentiel, a consisté pour l’Expert à recommander à l’achat fort des titres de la Société sans informer ses lecteurs de l’existence d’un conflit d’intérêt.

Cet amalgame est malheureux en ce qu’il permet de prononcer une sanction qui nous parait relativement élevée dans un contexte où (i) aucune victime n’a été identifiée, alors que (ii) l’Expert ou les sociétés qu’il contrôle n’ont pas tiré profit de l’évolution des cours liée à cette recommandation. Certes, comme le souligne à juste titre la décision de sanction, le titre a évolué favorablement après la première recommandation à l’achat fort mais, au global, en conservant, en substance, 75 000 actions, on peut imaginer que l’Expert croyait véritablement à l’évolution favorable du titre, même si on doit garder à l’esprit qu’il a été publié une seconde recommandation à l’achat sans que la lecture de la décision de sanction ne permette de nous renseigner sur l’évolution des cours qui s’en est suivi.

D’aucun, objecteront avec justesse, que le manquement (quelle que soit la nature) se distingue de l’infraction pénale par l’absence de nécessité de rapporter l’élément intentionnel pour le caractériser de celui qui est établi par la simple démonstration de ne pas avoir respecté une règle particulière.

Et sur ce point, notre Expert, en oubliant d’indiquer l’existence de son conflit d’intérêt, a-t-il concouru aux manquements évoqués aux paragraphes II et III. Pour autant, il nous semblait, qu’il pouvait être fait un choix, lequel aurait pu porter, vraisemblablement, sur le manquement au titre de la réglementation sur les recommandations d’investissement, ce qui aurait peut-être permis d’apprécier dans une moindre mesure l’importance de la sanction.


[1] Etant ajouté qu’un recours a été formé par l’Expert et sa société d’édition devant la Cour d’Appel de PARIS

[2] Tels qu’ils sont définis par l’article L.211-1 du Code Monétaire et Financier et notamment les actions, les obligations convertibles ou non, les OPVCM, les FIA, les Warants, les contrats fermes, les contrats d’option, les dérivés du crédit, etc.

[3] Cf notamment précision de l’ESMA BJB janvier 2022 n° BJB 200/7

[4] Règlement UE n° 596/2014 du Parlement Européen et du Conseil du 16 avril 2014

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