Liberté religieuse – contrat de travail et droit de l’Union Européenne

Thomas T’JAMPENS
Thomas T’JAMPENS

 

Sources :

 

CJUE, 14 mars 2017, aff. C-157/15, Achbita, Centrum voor Gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding / G4S Secure Solutions

 

CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15, Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) / Micropole Univers

 

La liberté religieuse n’est pas une difficulté qui relève du monopole des juridictions nationales. En effet, cette liberté, est protégée dans l’Union Européenne par une directive du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail[1]. (ci-après la « Directive »)

 

La Directive a été transposée en droit national par les textes suivants :

 

– loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations ;

 

– loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations ;

 

– loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ;

 

– loi n° 2005-843 du 26 juillet 2005 portant diverses mesures de transposition du droit communautaire à la fonction publique.

 

– On s’attachera s’agissant des litiges qui ont été examinés par la juridiction européenne, aux principes posés aux articles L. 1132-1 et L. 1133-1 du Code du travail tels qu’issus de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008.

 

– Pour autant, la transposition, n’a pas pour effet de transférer, l’établissement et le contrôle des normes aux seuls droits et juridictions nationales. Il est en effet de la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, que le juge national a l’obligation d’interpréter son droit interne de façon conforme aux objectifs et aux dispositions des directives de l’Union. Il faut déduire de ce qui précède que les dispositions du Code du travail précitées ne peuvent être interprétées qu’à l’aune de la Directive.

 

Selon son article 1er, la Directive, a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement.

 

Si la Directive a pour objet de lutter notamment contre la discrimination religieuse, elle ne donne pas pour autant, de définition de la religion sauf à considérer comme l’a fait la CJUE qu’il faut se référer au considérant 1 de la Directive qui renvoi, à l’article 9 de la CEDH qui prévoit que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, ce droit impliquant, notamment, la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

 

Dans les deux affaires examinées, les Hautes Cour Belge et Française, avaient à rechercher si les sanctions disciplinaires dont la légitimité était contestée n’étaient pas de nature à caractériser une discrimination religieuse qui serait dès lors contraire à la Directive.

 

I – LES FAITS

 

            I -1 L’affaire Belge

 

Dans cette première affaire, un comité d’entreprise avait introduit une modification à son règlement intérieur aux termes de laquelle, il était désormais « interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ».

 

Ce texte avait été adopté en réaction à l’attitude d’une salarié qui trois ans après son embauche avait décidé de porter le foulard islamique alors qu’elle était employée à des fonctions qui l’a mettait en contact avec le public.

 

La salariée avait malgré la modification du règlement intérieur continué à porter le foulard, ce qui lui vaudra d’être licenciée.

 

Saisie de l’affaire, le Hof van Cassatie (Cour de cassation belge) décidait de sursoir à statuer et de saisir la CJUE de la question préjudicielle suivante :

 

« L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit-il être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard en tant que musulmane sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe lorsque la règle en vigueur chez l’employeur interdit à tous les travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ? ».

 

            I-2 L’affaire Française

 

La Cour de cassation était saisie d’un pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt de la cour d’appel de PARIS qui avait dit légitime le licenciement de la salariée à raison de son refus d’ôter son foulard islamique dès lors qu’elle devait entrer en contact interne ou externe avec des clients de l’entreprise.

 

La lettre de licenciement citée (ce que n’est pas courant) in extenso dans l’arrêt, précise notamment :

 

« Lors de votre embauche dans notre société et de vos entretiens avec votre Manager opérationnel, (…) et la Responsable du recrutement, (…) le sujet du port du voile avait été abordé très clairement avec vous. Nous vous avions précisé que nous respections totalement le principe de liberté d’opinion ainsi que les convictions religieuses de chacun, mais que, dès lors que vous seriez en contact en interne ou en externe avec les clients de l’entreprise, vous ne pourriez porter le voile en toutes circonstances. En effet, dans l’intérêt et pour le développement de l’entreprise, nous sommes contraints, vis-à-vis de nos clients, de faire en sorte que la discrétion soit de mise quant à l’expression des options personnelles de nos salariés. 

 

Lors de notre entretien du 17 juin dernier, nous vous avons réaffirmé ce principe de nécessaire neutralité que nous vous demandions d’appliquer à l’égard de notre clientèle. Nous vous avons à nouveau demandé si vous pouviez accepter ces contraintes professionnelles en acceptant de ne pas porter le voile et vous nous avez répondu par la négative. »

 

Pour la salariée le licenciement était nul en ce qu’il était fondé sur une discrimination religieuse. Cette discrimination étant fondée sur le droit national et notamment, sur le grief d’une violation des articles L. 1121-1, L. 1321-3 et L.1132-1 du Code du travail, il appartenait à la Haute Cour d’interpréter ces textes au regard de la Directive ce qui passait par la saisine de la CJUE, avec la question préjudicielle suivante :

 

«les dispositions de l’article 4 §1 de la directive 78/2000/CE doivent être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant un foulard islamique ».

 

II – Les décisions de la Cour de justice de l’Union Européenne

 

   II-1 Deux solutions distinctes pour deux situations qui en apparence semblent similaires

 

La CJUE va bâtir, un raisonnement qui devrait conduire la juridiction belge à juger que le licenciement n’était pas fondé sur une discrimination, à l’inverse, de ce que devra juger la Cour de cassation puisque selon la juridiction européenne le licenciement opéré en France est à l’origine d’une discrimination.

 

Pourtant, selon la CJUE l’interdiction de tout port visible de tout signe religieux peut être justifiée par la volonté d’afficher la neutralité de l’entreprise.

 

Alors que le caractère général de la règle s’applique indifféremment à tous les salariés et pour toute manifestation de convictions politiques, philosophiques ou religieuses de sorte qu’il n’en résulte aucune discrimination directe.

 

Dans les deux cas, la volonté de l’employeur apparaissait légitime au regard de la norme édictée par la CJUE, pour autant, le licenciement opéré en France, a été fait dans des conditions jugées discriminantes.

 

Explications :

 

     II- 2 Un critère de distinction : la norme interne de l’entreprise

 

La Cour va d’abord s’attacher à répondre à la question préjudicielle posée par la Cour de cassation belge et juger qu’une discrimination indirecte peut être écartée si :

 

Il existe un objectif légitime d’établir une telle restriction, en l’espèce, il s’agissait de la mise en place d’une politique de neutralité dans l’entreprise ;

 

la norme interne édictée est appropriée, en ce sens qu’elle doit être véritablement poursuive de manière cohérente et systématique ;

 

la contrainte est strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi.

 

Et cela tombe bien pour l’entreprise belge qui avait eu la bonne idée de faire modifier son règlement intérieur avant d’imposer le retrait du foulard islamique à sa collaboratrice. La CJUE considère dans ces conditions que les trois conditions précitées étaient réunies et que la rupture du contrat de travail n’était pas fondée sur une discrimination.

 

La solution était nécessairement différente pour le licenciement opéré en France, puisque celui-ci n’était pas justifié par la violation d’une norme interne à l’entreprise mais résultait d’un souhait exprimé par un client.

 

Pour la CJUE un tel souhait ne peut « être considéré comme une exigence professionnelle et déterminante », au sens de la Directive qui renvoie à l’exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Ce qui ne peut couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

 

A n’en pas douter le sens de la décision aurait pu être différent si l’entreprise française avait pris soin de se référer à son règlement intérieur pour autant qu’il aborde les difficultés liées au port de signes religieux, politiques ou philosophiques ou à défaut, de procéder à une adaptation de son règlement intérieur avant d’imposer cette nouvelle norme à la salariée.

 

III – La portée de la décision

 

Ces arrêts de la CJUE sont à mettre en perspective avec le nouvel article L.1321-2-1 du Code du travail qui permet d’insérer au sein d’un règlement intérieur des dispositions tendant à la mise en place d’une politique de neutralité pour les travailleurs en relation avec la clientèle ; laquelle résulte de la liberté d’entreprise.

 

Pour ceux qui veulent aller plus loin le Ministère du travail a publié un « guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées » qui rappel que l’interdiction de porter une tenue particulière ne doit pas être formulée en raison de son caractère religieux « mais en raison de sa conséquence en matière de sécurité, d’hygiène ou d’organisation du travail ».

 

Ainsi, le port d’une chaîne avec une croix ou une étoile de David du personnel infirmier peut présenter un risque pour la sécurité des patients[2].

 

Au-delà de ce risque mesurable, peut-on considérer que la norme interne de l’entreprise, autrement dit son règlement intérieur peut réprimer le port de tout signe d’une conviction quelconque dès lors que le salarié est en contact avec la clientèle ?

 

Une solution affirmative sans nuance particulière, pourrait porter le flan à la critique.

 

Ainsi dans l’affaire Baby Loup[3], ce n’est pas l’interdiction généralisée du port d’un signe ou d’une conviction qui est légitimée mais bien la volonté légitime d’éviter à des enfants en bas âge la confrontation avec une manifestation (trop visible) d’une appartenance religieuse.

 

L’Assemblée plénière approuve ainsi la cour d’appel d’avoir déduit du règlement intérieur que la restriction à la liberté de manifester sa religion qu’il édictait ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché. La cour d’appel a, en effet, apprécié de manière concrète les conditions de fonctionnement de l’association, laquelle était de dimension réduite, puisqu’employant seulement dix-huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents.

 

Quant à l’entreprise belge elle justifiait son interdiction par son activité de réception et d’accueil et d’entreprises privées et publics et par le fait que la salariée était réceptionniste.

 

Ainsi une activité de service qui comporte une grande part de relations inter-personnelles pourrait justifier une restriction au port de signes ostensibles de convictions.

 

Mais la solution ne coule pas de source, il faut en effet se référer au considérant numéro 34 de l’arrêt de la CJUE pour comprendre à quel point, la nuance est fondamentale : « En l’occurrence, il n’est pas exclu que la juridiction de renvoi puisse arriver à la conclusion que la règle interne en cause au principal instaure une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78, s’il est établi, ce qu’il lui appartient de vérifier, que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. »

 

Nouvelles explications :

 

pour la Cour « s’agissant, en premier lieu, de la condition relative à l’existence d’un objectif légitime, il convient de relever que la volonté d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse doit être considérée comme légitime. » (cons. n°37) ;

 

mais  « (…) sur le caractère approprié d’une règle interne (…) il y a lieu de constater que le fait d’interdire aux travailleurs le port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique (voir, en ce sens, arrêts du 10 mars 2009, Hartlauer, C169/07, EU:C:2009:141, point 55, et du 12 janvier 2010, Petersen, C341/08, EU:C:2010:4, point 53). ».

 

L’exercice relèvera sans nul doute du casse tête pour les directions des Ressources Humaines mais qui devraient faire de la décision rendue à propos de la question préjudicielle belge son « document de chevet ».

  

Thomas T’JAMPENS

Vivaldi Avocats

 


[1] Directive européenne n°2000-78 du 27 novembre 2000 2000/78/ce du conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail

[2] CEDH 15 janvier 2013, n°59842/10 : qui admet l’interdiction du port d’une croix à une infirmière travaillant dans un service de gériatrie dès lors que les patients pouvaient la saisir.

[3] Cass A.P 25 juin 2014 n°13-28.369

 

 

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