Attention, les juges normands considèrent que pour contester l’adoption de résolutions prises en assemblées générales sur le fondement de l’abus de droit, l’associé doit s’y être opposé. S’il vote favorablement, ou s’il s’abstient, il perd la légitimité indispensable pour introduire une demande de réparation.
CA Rouen, ch. civ. et com., 19 mai 2022, no 20/03002
I – Au sein d’une SELARL de Pharmacie, deux associés, dont l’un est associé majoritaire, sont cogérants. Ils fixent ensemble en assemblée générale leur nombre d’heures hebdomadaires à effectuer, et dans la résolution suivante, fixent la rémunération y afférent.
C’est assez logiquement, que l’associé minoritaire (ci-après « Le Minoritaire »), c’est à dire celui qui travaillait moitié moins d’heure, était moitié moins rémunéré que l’autre associé majoritaire (ci-après « Le Majoritaire ») puisque le montant de la rémunération était calculé en fonction des heures travaillées.
Les résolutions sont adoptées à l’unanimité des deux associés ainsi qu’il est confirmé par la production du procès-verbal de l’assemblée générale.
Par la suite, une seconde assemblée générale vient voter les rémunérations des deux cogérants, et c’est donc assez logiquement que le Majoritaire se voit verser une plus importante rémunération au détriment du Minoritaire. Pourtant, le Minoritaire s’oppose, et vote contre.
Mécontent de la rémunération inégalitaire soumise au vote des associés, le Minoritaire émet des revendications qui ne trouvent pas l’écho souhaité dans l’oreille du Majoritaire.
Comme seule réponse, il est révoqué de son statut de cogérant.
Le Minoritaire décide donc de démissionner, et d’assigner le Majoritaire, en incluant dans ses réclamations, l’annulation de la mise en réserve des bénéfices votée auparavant uniquement par le Majoritaire, alors qu’il s’était abstenu. Il sollicite alors réparation de ses divers préjudices.
Pour résumer, trois assemblées générales auxquelles le demandeur à l’action a respectivement voté favorablement, s’est abstenu, et a voté défavorablement.
Cette situation épineuse a été soumise aux juges d’appels. En effet, les juges consulaires ayant débouté le demandeur en première instance, celui-ci a interjeté appel.
Dans ce cas d’espèce, le demandeur ne sollicitait pas d’annulation des assemblées générales critiquées, comme d’usage en pareilles matières, mais simplement une réparation de ses préjudices.
II – L’associé qui s’abstient, ou vote favorablement à une résolution de l’assemblée générale ne serait plus recevable à soutenir l’existence d’un abus de droit. C’est l’apport de cet arrêt de la Cour d’Appel de Rouen qui mérite toute notre attention.
La motivation des juges rappelle quelques points pertinents qu’il convient de reprendre in extenso :
A titre liminaire, s’agissant de la demande de réparation formulée à l’encontre de la SELARL :
- « La décision contestée par l’associé minoritaire comme étant contraire à l’intérêt social et la SELARL (…) devant être considérée comme étant également victime de cette décision, l’associé minoritaire qui ne réclame que l’indemnisation de son préjudice, sans demander l’annulation de la décision sociale, ne peut agir que contre les associés majoritaires à qui il impute l’abus. M. [N] n’ayant jamais sollicité l’annulation de l’assemblée générale (… ) et s’étant toujours borné à solliciter la seule indemnisation des préjudices qui résulteraient de l’abus de majorité qu’il allègue, son action ne peut être dirigée qu’à l’encontre de la seule associée à qui il impute cet abus (… )à l’exclusion de la SELARL ».
En conséquence, il ne peut s’adresser qu’à son associée. L’action intentée contre la société, elle-aussi victime est irrecevable.
S’agissant plus particulièrement de l’existence d’un abus de droit :
- Le premier procès-verbal, au terme duquel le demandeur a voté favorablement à la résolution litigeuse.
Le PV mentionne l’adoption à l’unanimité des résolutions prévoyant (i) la répartition inégale de la charge de travail, et (ii) la rémunération logiquement inégale qui en découle, fondée sur le nombre d’heures travaillées. Les deux associés étaient présents. Le Minoritaire a donc consenti dans un premier temps à ce déséquilibre aujourd’hui contesté.
La Cour d’Appel considère :
« L’associé minoritaire qui a voté en faveur d’une délibération n’est pas fondé à soutenir qu’elle constitue un abus de majorité ».
C’est à contre-courant d’anciens arrêts de la Cour de cassation[1] que les juges rouennais rejettent la demande de l’associé : Pas de retour en arrière pour l’associé qui était favorable fut-un temps, au vote d’une résolution qu’il finit par contester a posteriori. Les juges Normands signent-ils l’arrêt de mort du « droit de repentir » auparavant accepté par la Haute Cour ? L’affaire n’est pas allée jusqu’aux juges suprêmes de sorte qu’il est difficile d’affirmer avec certitude qu’ils auraient suivi les juges du second degré. Pourtant, c’est ce que commanderait la sécurité juridique, et s’inscrirait dans l’adage « Nul ne peut prévaloir de sa propre turpitude » signifiant que l’on ne peut utiliser sa propre faute en sa faveur. L’associé qui a consenti à un abus, ne pourrait alors plus être légitime à le contester, pour en obtenir réparation.
- Le deuxième procès-verbal, au terme duquel le demandeur a voté défavorablement à la résolution litigieuse.
Le PV qui approuve la rémunération inégale de la cogérance, est également produit à la Cour, qui fait le constat du vote négatif émis par le Minoritaire, n’ayant pour autant pas empêché l’adoption de la résolution litigieuse.
La Cour rappelle donc qu’il appartient à ce dernier de démontrer l’existence de l’abus de majorité qu’il allègue sur le vote de cette résolution, et rappelle donc les conditions à réunir pour caractériser un abus de majorité.
Pour mémoire :
« Est constitutive d’un abus de majorité la décision sociale prise par les associés majoritaires contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de les favoriser au détriment des associés minoritaires ».
Si certes la résolution litigieuse est prise uniquement par le Majoritaire, malgré un vote négatif du Minoritaire, les juges d’appel ne sont pas dupes. Ils considèrent que les deux autres conditions ne sont pas réunies :
- Que n’est pas démontré que l’inégalité de rémunération soit contraire à l’intérêt social,
- Qu’il n’y a pas de préjudice d’associé, mais simplement un préjudice du cogérant. Pour autant, dès lors qu’il avait accepté lui-même un nombre d’heure hebdomadaire inférieur à celui de son coassocié, il n’y a pas lieu à considérer que sa rémunération de gérant ne devrait ne pas suivre le même raisonnement que celle de sa rémunération de pharmacien. Il ne peut y avoir de rupture d’égalité entre les associés si le préjudice invoqué est subi en qualité de gérant. Manifestement, la résolution litigieuse n’avait pas pour objectif de favoriser un associé vis-à-vis d’un autre.
L’abus de droit n’est donc pas constitué.
- Le troisième procès-verbal au terme duquel le demandeur s’est abstenu de voter à la résolution litigieuse.
La résolution contestée visait l’affectation des résultats lors d’une assemblée générale d’approbation des comptes annuels, au terme de laquelle le Majoritaire avait décidé d’affecter le bénéfice de l’exercice clos à la réserve ordinaire, précisant simultanément qu’aucun dividende n’avait été distribué sur les trois derniers exercices.
La délicate question posée aux juges normands était de déterminer si un associé qui s’abstient de voter peut, a posteriori, contester l’adoption de cette résolution ?
C’est par la négative que les juges répondent :
« L’associé minoritaire qui s’est abstenu lors d’une délibération n’est pas fondé à soutenir qu’elle constitue un abus de majorité. ».
Ils déduisent du comportement passif du Minoritaire, une renonciation implicite à exercer l’action en abus de majorité. Dans une telle hypothèse, ils considèrent que oui, le silence vaudrait acceptation.
En conclusions :
- En cas de vote favorable : la prétendue victime ne peut plus agir en abus de droit,
- En cas de vote défavorable : les conditions doivent être réunies strictement,
- En cas d’abstention : la victime d’un abus de droit aurait tacitement renoncé à exercer son droit.
Cette décision est à prendre avec tout le recul adéquat, puisqu’elle n’a pas été soumise aux juges suprêmes. Le demandeur débouté lors des deux premières instances n’a pas saisi la Cour de Cassation d’un pourvoi, afin qu’elle se prononce sur ces problématiques.
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[1] Par exemple – Cass. com., 13 nov. 2003, n° 00-10382 : « Attendu qu’en statuant ainsi, alors que l’associé ayant émis un vote favorable à la résolution proposée n’est pas, de ce seul fait, dépourvu d’intérêt à en poursuivre l’annulation, la cour d’appel a violé les textes susvisés »