L’impartialité objective du juge administratif – entre flux et reflux

Stéphanie TRAN
Stéphanie TRAN

  

SOURCE : CE 19 janv. 2015, req. n° 385634CE 19 janv. 2015, req. n° 385634

 

L’exigence d’impartialité  exerce une influence considérable sur  l’évolution de la justice moderne, tant s’agissant des juridictions de l’ordre judiciaire que devant celles de l’ordre administratif.

 

Largement fondée sur le droit au procès équitable issu du Droit européen des droits de l’homme, cette évolution est particulièrement sensible devant le juge administratif.

 

On cite volontiers l’anecdote d’un fameux Président de Tribunal administratif qui, voyant se présenter à lui un plaideur portant le même nom de famille que lui – et bien qu’aucun lien de parenté ou d’alliance n’existât – choisit de se déporter pour préserver ce qu’il convient de dénommer l’apparence d’impartialité.

 

Là est en effet le cœur de l’évolution de cette question. En effet, à une exigence d’impartialité subjective ou réelle, tend à se substituer la nécessité d’une impartialité objective, apparente ou encore structurelle.

 

Dit autrement, il importe peu que, dans la réalité, aucune menace sur l’impartialité du juge ne pèse, qu’il n’y ait chez ce dernier aucun préjugé ou risque de préjugé.

 

Ce qui importe, c’est que les justiciables ne se posent même pas la question. On quitte le point de vue du juge – le sujet de l’exigence d’impartialité – pour se placer du côté des bénéficiaires, les justiciables.

 

Dans un article qui fit date, Madame le Professeur FRISON-ROCHE exprimait ainsi le changement de paradigme : « la seule façon pour le système d’être assurément impartial, c’est de l’être manifestement, afin que chacun puisse avoir objectivement confiance dans la justice. C’est dans ce sens, et dans ce sens seulement, que l’on peut parler d’apparence d’impartialité, non pas comme une impartialité de surface mais au contraire comme une impartialité directement préhensible. Dans ces conditions, l’éloignement de l’impartialité par rapport à la conscience du juge s’accentue. En effet, quand bien même celle-ci serait parfaitement limpide, si l’institution peut donner prise au soupçon de partialité, si elle n’est pas ouvertement impartiale, si un doute, même infondé, peut être émis à ce propos, le principe est compromis »[1].

 

On le redit, c’est sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme que cette évolution s’est produite. Pour les juges de Strasbourg, l’impartialité objective conduit à se demander si, indépendamment de la conduite du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier[2].

 

Dans l’arrêt LE STUM c/ France, la CEDEH souligne l’importance des apparences en la matière[3]. Dans cet arrêt, qui concerne la mise en œuvre du livre VI du Code de commerce par les juges consulaires, la Cour se montre particulièrement rigoureuse.

 

Elle sanctionne en effet le juge-commissaire qui avait suivi la procédure, puis siégé comme président de la formation qui statuait sur une sanction personnelle contre le dirigeant de la société en liquidation judiciaire. La Cour considère que « le juge-commissaire était tout particulièrement susceptible de se forger une opinion sur la question de fautes de gestion imputables au requérant en sa qualité de dirigeant de l’entreprise concernée, même s’il ne s’est pas prononcé sur la question ».

 

Certes, la Cour européenne des droit de l’homme prône le pragmatisme, puisqu’elle précise  « que le simple fait qu’un juge ait déjà pris des décisions avant le procès, notamment au sujet de la détention provisoire, ne peut justifier en soi des appréhensions quant à son impartialité », tout en apportant la nuance que « des circonstances particulières peuvent, dans une affaire donnée, mener à une conclusion différente »[4].

 

Tout est donc affaire de faits pour apprécier la méconnaissance de l’exigence d’impartialité objective. C’est subtil.

 

Trop subtil ? Difficilement prévisible ? Probablement, et, pour cette raison, la pratique de l’organisation des juridictions tendait à montrer que les juges administratifs étaient animés par une prudence que l’on pourrait résumer ainsi « dans le doute, abstiens-toi de siéger ».

 

Les juges administratifs avaient été incités à une telle prudence dans un célèbre arrêt rendu le par le Conseil d’état. Dans cette affaire, qui concernait l’activité juridictionnelle de la Cour des comptes, le Conseil d’état devait considérer : « eu égard à la nature des pouvoirs du juge des comptes et aux conséquences de ses décisions pour les intéressés, tant le principe d’impartialité que celui des droits de la défense font obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle prononçant la gestion de fait soit régulièrement rendue par la Cour des comptes alors que, comme en l’espèce, celle-ci a précédemment évoqué cette affaire dans un rapport public en relevant l’irrégularité des faits ; que, par suite, la société Labor Métal est fondée à soutenir que la Cour des comptes ne pouvait plus régulièrement statuer et à demander l’annulation de l’arrêt attaqué »[5].

 

Mais cet essor dans la pratique des juridictions administratives de l’exigence d’impartialité objective – ou structurelle – doit composer avec d’autres impératifs – plus prosaïques – tenant au caractère non extensible du nombre des magistrats. L’assertion vaut spécialement s’agissant des juridictions de taille modeste dans lesquelles il est délicat – pour de strictes considérations d’intendance – de ménager de façon parfaite l’exigence d’impartialité objective.

 

Un arrêt rendu récemment par le Conseil d’Etat illustre clairement le reflux de l’impartialité objective.

 

Il s’agissait, en l’espèce, d’une procédure d’appel d’offres  lancée par une personne publique. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait annulé, à la demande d’une société dont l’offre n’avait pas été retenue, la procédure de passation du marché à compter de l’examen des offres et ordonné la reprise de la procédure à ce stade. N’étant pas attributaire, la même entreprise a saisi à nouveau le Juge des référés aux fins de suspension de l’exécution du marché, mais cette fois vainement, le juge n’ayant pas relevé que la condition d’urgence était remplie.

 

La difficulté vient en l’espèce de ce qu’il s’agissait du même magistrat.

 

L’entreprise dont l’offre n’a pas été retenue déposait alors un pourvoi en cassation aux fins de nullité de l’ordonnance de référé.

 

Si le pourvoi semblait voué à prospérer _ en effet, le Conseil d’état avait récemment, dans le mouvement général d’essor du principe d’impartialité objective, posé le principe qu’un même magistrat ne peut pas statuer au stade du référé précontractuel puis du référé-suspension sans méconnaître le principe d’impartialité [6]_, le conseil d’état décide toutefois de revenir sur sa jurisprudence, dans un arrêt rendu le 19 janvier 2015 :

 

« Le principe d’impartialité ne fait pas obstacle à ce qu’un magistrat ayant prononcé sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, l’annulation de la procédure de passation d’un marché public statue sur une demande présentée sur le fondement de l’article L.521-1 du même code et tendant à la suspension de l’exécution du marché attribué après reprise de la procédure de passation conformément à la première décision juridictionnelle ; qu’ainsi, en statuant sur la demande de suspension relative au marché attribué après reprise de la procédure au stade de l’analyse des offres, conformément à ce qu’exigeait l’ordonnance du 10 juin 2014, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble n’a pas entaché son ordonnance d’irrégularité » (CE 19 janv. 2015, req. n° 385634).

 

Cette décision illustre ainsi clairement le phénomène de reflux de l’impartialité objective.

 

Si l’on peut pointer, et regretter, la motivation quelque peu péremptoire de la décision, on pourra toutefois observer que, concrètement, il est difficile de faire grief à un magistrat qui avait fait droit à la requête en référé précontractuel d’une entreprise, de manquer d’impartialité à l’égard de cette dernière…

 

Mais il s’agit de considérations autres que juridiques, factuelles ; où l’on voit que l’édifice de l’impartialité structurelle se fissure.

 

Stéphanie TRAN

Vivaldi-Avocats

 


[1] M.-A. FRISON-ROCHE, « L’impartialité du juge », D. 1999. 53.

[2]CEDH 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande: aff. no 13778/88 §

[3]CEDH 4 oct. 2007, req. no 17997/02, Le Stum c/ France

[4] CEDH 22 avril 2010, req. no 29808/06, Chesne c/ France

[5] CE 23 févr. 2000, n° 195715, AJDA 2000. 464

[6] CE 3 fev. 2010, req. n° 330237 ; Lebon ; AJDA 2010. 238.

 

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