Déduction fiscale des frais généraux : raison & passion

Eric DELESALLE
Eric DELESALLE

  

Pour la détermination du résultat imposable en matière de bénéfices industriels et commerciaux (et d’impôt sur les sociétés), l’article 39.1 du Code général des impôts fixe une règle générale d’ensemble précisant que « le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant (…) notamment : 1° les frais généraux de toute nature, les dépenses de personnel et de main-d’oeuvre, le loyer des immeubles dont l’entreprise est locataire ».

 

Les frais généraux sont ainsi déductibles sous réserve de respecter les trois principes suivants :

  

– être exposés dans l’intérêt direct de l’exploitation ou se rattacher à la gestion normale de l’entreprise ;

 

– correspondre à une charge effective et être appuyés de justifications suffisantes ;

 

– être compris dans les charges de l’exercice au cours duquel ils ont été engagés (cf BOI-BICCHG-10).

 

Néanmoins, le législateur a prévu une liste de charges qualifiées de « dépenses somptuaires » (art. 39.4 du CGI), qui ne sont pas fiscalement déductibles du résultat imposable.

 

Après un bref rappel des principales règles fiscales en vigueur, il est présenté cinq arrêts récents de jurisprudence fiscale relatifs au contentieux sur la déduction des frais généraux. Il sera ainsi commenté la liaison parfois délicate entre raison et passion, économie et dépense, laisser-aller et contrainte, limite actuelle et héritage du passé dans le domaine de la délicate gestion des frais, à une heure où les entreprises sont appelées à chasser le gaspillage et les frais excessifs.

 

Le CGI pose le principe de la déduction des frais généraux, puisque « l’entreprise est en principe libre de sa gestion et les dépenses qu’elle engage pour son fonctionnement constituent normalement des charges déductibles » (BOI-BIC-CHG-10-10-1). Il faut néanmoins que ces frais soient directement attachés à l’activité ; à ce titre le critère d’engagement dans le cadre d’une gestion normale de l’entreprise est fondamental. Les dépenses personnelles ou non justifiées par les besoins de l’activité ne sont donc pas fiscalement déductibles (en outre, cette qualification peut être mise en relation avec le délit pénal d’abus de bien social dans les sociétés, dès lors que des frais relevant de la gestion personnelle des dirigeants seraient comptabilisés dans les charges de l’entreprise).

 

A titre d’illustration récente de la doctrine administrative, on peut citer la mise à jour du BOI le 25 mars 2014 qui a reconnu le caractère déductible des frais de gestion éventuellement facturés en cas de mise à disposition de personnel, dès lors que l’opération s’inscrit dans le cadre d’activités de l’entreprise et respecte les critères du code du travail (BOI-BIC-CHG-40-40-20).

 

Bien évidemment, il n’y a de ‘bonne’ règle que s’il y a des exceptions et des cas particuliers. C’est ainsi, par exemple, que les cadeaux faits à la clientèle sont déductibles fiscalement s’ils sont nécessaires aux relations publiques et qu’ils engagés dans l’intérêt direct de l’entreprise ; selon l’Administration, « les dépenses qu’entraîne la distribution par les entreprises à des tiers, d’échantillons et de menus objets de caractère publicitaire constituent normalement des charges déductibles pour la détermination du résultat fiscal » (BOI-BIC-CHG-40-20-40-250), et « il en est de même des cadeaux d’affaires que les entreprises offrent en fin d’année à des clients nommément désignés, lorsqu’il s’agit de cadeaux dont la distribution n’est pas prohibée par une disposition légale ou réglementaire et sous réserve qu’ils ne présentent pas une valeur exagérée » (BOI-BIC-CHG-40-20-40-260).

 

En matière de frais de transport du domicile au lieu de travail de l’exploitant, les frais sont déductibles dans la limite de 40 kilomètres, et au-delà il faut donner des justifications de l’éloignement.

 

Les frais de réception dans le cadre des repas d’affaires sont déductibles s’ils sont en relation avec l’activité et les ‘avantages’ attendus ; on peut d’ailleurs considérer une forme de réalisme du droit fiscal : une société n’invite au restaurant que si elle en tire un avantage futur, alors même que si on a jamais croisé physiquement une personne morale en tant que telle, c’est souvent elle qui assure le règlement effectif des factures…

 

L’article 39-4 du CGI donne une liste de dépenses somptuaires, qui ne sont pas fiscalement déductibles même si elles sont engagées dans le cadre de l’activité professionnelle : « qu’elles soient supportées directement par l’entreprise ou sous forme d’allocations forfaitaires ou de remboursements de frais, sont exclues des charges déductibles pour l’établissement de l’impôt, d’une part, les dépenses et charges de toute nature ayant trait à l’exercice de la chasse ainsi qu’à l’exercice non professionnel de la pêche et, d’autre part, les charges, à l’exception de celles ayant un caractère social, résultant de l’achat, de la location ou de toute autre opération faite en vue d’obtenir la disposition de résidences de plaisance ou d’agrément, ainsi que de l’entretien de ces résidences ; les dépenses et charges ainsi définies comprennent notamment les amortissements » (3)Florence Deboissy (3) commente ce dispositif avec pertinence dans la dernière édition du célèbre Précis de fiscalité des entreprises, en précisant que « c’est le fisc vertueux pourchassant le luxe dispendieux » … dans le cadre d’une réglementation, et donc d’une vision, de presque 50 ans d’âge ! (4)

 

Au niveau déclaratif, l’article 54 du CGI oblige à la production d’un relevé annuel des frais généraux en annexe à la liasse fiscale (5) (6) comprenant les informations suivantes :

 

– rémunérations directes et indirectes, y compris les remboursements de frais, versées aux personnes les mieux rémunérées ;

 

– frais de voyage et de déplacement exposés par ces mêmes personnes ;

 

– dépenses et charges afférentes aux véhicules et autres biens dont elles peuvent disposer en dehors des locaux professionnels ;

 

– dépenses et charges de toute nature afférentes aux immeubles qui ne sont pas affectés à l’exploitation ;

 

– cadeaux de toute nature, à l’exception des objets de faible valeur spécialement conçus pour la publicité ;

 

– frais de réception, y compris les frais de restaurant et de spectacle.

 

Et n’oublions pas que l’article 17 de la loi de finances pour 1982 avait créé une taxe de 30 % basée sur le montant des frais généraux visés sur cet imprimés, qui a été applicable à partir de l’exercice1981, et qui a ensuite été supprimée en 1989 (7).

 

Au niveau de la Tva, sous réserve de quelques exceptions particulières (8), les principes de récupération sont identiques aux règles applicables en matière d’impôts directs, sous réserve qu’il est admis que pour les dépenses de moins de 150 €, qu’une facture ‘simplifiée’ soit considérée comme valable pour respecter les critères de forme de déduction (9).

 

Honoraires d’intermédiaires pour la cession de titres de participation

 

Une société X a versé des commissions à un intermédiaire pour l’assistance à la cession de titres détenus dans la société Y ; X a payé l’intégralité des honoraires, alors que les titres Y vendus appartenaient pour partie à X et pour partie au dirigeant et aux enfants de X ; dans un arrêt du 28 mai 2014 (10), le Conseil d’Etat a considéré que la partie des honoraires attachés aux titres Y détenus personnellement par le dirigeant et ses enfants n’est pas fiscalement déductible des résultats de X, cette prise en charge étant réalisée sans contrepartie (11). Voilà une application de symétrie logique et implacable, alors que dans l’affaire, la mission confiée à l’intermédiaire aurait du en toute logique donner lieu à facturation différenciée afin d’éviter cette requalification.

 

Honoraires de conseils préalables à la constitution

 

Dans un arrêt du 17 janvier 2014 rendu par la Cour Administrative d’Appel de Marseille (12) des frais de conseils attachés à des études d’acquisition d’une société cible par une société holding, mais engagés avant la date de constitution de celle-ci, ont été considérés comme fiscalement déductibles dès lors que les prestations ont été rendues dans le seul intérêt des actionnaires, et ont permis de valider l’intérêt de la réalisation de l’opération. Voilà une décision de réalisme quant à la nécessité de reconnaitre des opérations antérieures à la signature du pacte social.

 

Achat d’un nom de domaine internet en « .fr »

 

Selon la Cour Administrative d’Appel de Paris dans un arrêt du 30 avril 2013 (13) concernant la société eBay, l’acquisition d’un nom de domaine sur internet, avec un droit à renouvellement, constitue un actif incorporel et non une charge, dès lors que ce nom est doté d’une « pérennité suffisante ». Si cette décision semble fondée sur les achats onéreux de noms dédiés à des plateformes commerciales actives, les transactions sur des domaines en devenir ou de simple présentation commerciale ne semblent pas entrer dans cette subtile et délicate distinction entre charge (frais généraux) et actif (associé à une source régulière de profit).

 

Frais indirects de production, cas des matrices de disques

 

Après avoir rappelé que les matrices servant à la fabrication des disques sont qualifiées d’immobilisation, l’arrêt rendu le 6 décembre 2013 (14) par le Conseil d’Etat étend le périmètre du coût de production de cet actif à l’ensemble des charges indirectes, et notamment aux frais d’hébergement, de restauration et de transport des artistes et techniciens participant aux morceaux repris sur les matrices ; mais, comme il ne doit s’agir que des seules charges indirectes raisonnablement rattachables à ladite production, il faut déterminer en pratique la quote-part concernée aux matrices, seule la partie non affectée étant alors à maintenir dans les frais généraux.

 

Frais de location d’un voilier de plaisance

 

Une société de travaux de marquage des routes ne peut pas déduire les frais de location d’un voilier de plaisance utilisé à des fins commerciales et publicitaires, car selon les termes de l’arrêt rendu le 20 novembre 2013 (15) par le Conseil d’Etat, il n’est pas justifié que cette location est indispensable à la satisfaction d’un besoin spécifique lié à l’activité. Il s’agit donc de l’application stricte des dispositions de l’article 39-4 du CGI.

 

La notion de frais généraux n’est donc pas si générale… En dehors des cas particuliers d’exception, comme les dépenses dites somptuaires, et des conditions de forme, comme la présentation des factures et leur rattachement à l’exercice de leur consommation effective (16), il convient d’être particulièrement vigilant en pratique sur l’adéquation de la dépense par rapport aux besoins réels de l’entreprise en vertu du principe que seuls les frais attachés à un acte normal de gestion sont déductibles. Descartes a écrit avec beaucoup de sagesse que « c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne » (discours de la méthode) ; ceci est aussi vrai dans le domaine de la déduction des frais généraux du résultat imposable : seules les dépenses utiles sont à prendre en compte, dans un cadre équitable au regard de la bonne réalisation de l’objet social. Une telle notion pourrait utilement se substituer dans notre réglementation fiscale à la désuète qualification de dépenses somptuaires.

 

Eric DELESALLE

Expert-Comptable

Expert près la Cour d’Appel de Versailles

Agrégé d’économie et gestion


(1) Il est aussi précisé que ces dispositions s’appliquent :

 

– à l’amortissement des véhicules de tourisme pour la fraction de leur prix d’acquisition qui dépasse 18 300 euros ; lorsque ces véhicules ont un taux d’émission de dioxyde de carbone supérieur à 200 grammes par kilomètre, cette somme est ramenée à 9 900 Euros ;

– en cas d’opérations de crédit bail ou de location, à l’exception des locations de courte durée n’excédant pas trois mois non renouvelables, à la part du loyer supportée par le locataire et correspondant à l’amortissement pratiqué par le bailleur pour la fraction du prix d’acquisition du véhicule qui excède ces mêmes limites.

 

(2) Néanmoins, « les dispositions du premier alinéa ne sont pas applicables aux charges exposées pour les besoins de l’exploitation et résultant de l’achat, de la location ou de l’entretien des demeures historiques classées, inscrites à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques ou agréés ou des résidences servant d’adresse ou de siège de l’entreprise en application des articles L. 123-10 et L. 123-11-1 du code de commerce, ou des résidences faisant partie intégrante d’un établissement de production et servant à l’accueil de la clientèle ».

 

(3) Maurice Cozian et Florence Deboissy, « Précis de fiscalité des entreprises 2014 / 2015 », 38é édition, LexisNexis, § 225, p. 117

 

(4) Et Florence Deboissy de préciser aussi « une opération de dépoussiérage du Code général des impôts ne serait pas inutile ».

 

(5) Selon l’article 4J de l’annexe IV au CGI, « les entreprises exerçant une activité industrielle ou commerciale et soumises à l’impôt sur le revenu d’après leur bénéfice réel ainsi que les entreprises passibles de l’impôt sur les sociétés sont tenues de fournir, à l’appui de la déclaration des résultats de chaque exercice, le relevé détaillé des catégories de frais généraux prévu à l’article 54 quater du code général des impôts lorsque ces frais excèdent, pour une ou plusieurs desdites catégories, l’un des chiffres suivants :

 

1° 300 000 € ou 150 000 € pour l’ensemble des rémunérations directes ou indirectes versées aux 10 ou 5 personnes les mieux rémunérées, suivant que l’effectif du personnel dépasse ou non 200 salariés, ou 50 000 € pour l’une d’entre elles prise individuellement ;

2° 15 000 € pour les frais de voyage et de déplacement exposés par ces personnes ;

3° 30 000 € pour le total, d’une part, des dépenses et charges afférentes aux véhicules et autres biens dont elles peuvent disposer en dehors des locaux professionnels et, d’autre part, des dépenses et charges de toute nature afférentes aux immeubles qui ne sont pas affectés à l’exploitation ;

4° 3 000 € pour les cadeaux de toute nature, à l’exception des objets spécialement conçus pour la publicité et dont la valeur unitaire ne dépasse pas 65 €, toutes taxes comprises, par bénéficiaire ;

5° 6 100 € pour les frais de réception, y compris les frais de restaurant et de spectacles.

 

(6) En cas d’omission de déclaration, une amende de 5 % des sommes non mentionnées est applicable, ce montant étant ramené à 1 % pour les montants fiscalement déductibles.

 

(7) Avec un maintien en 1987 et 1988 avec un taux réduit.

 

(8) Comme la non récupération de la taxe sur les frais d’hôtels, sauf s’il s’agit de dépenses prises en charge pour des intervenants non salariés. Il en est de même pour les cadeaux, sauf pour les petites dépenses d’objets publicitaires marqués au nom de l’entreprise et d’une valeur unitaire annuelle pour un même bénéficiaire de 65 €.

 

(9) « (…) les factures dont le montant total hors taxe est inférieur ou égal à 150 euros peuvent ne pas comporter les mentions suivantes :

– le numéro individuel d’identification attribué à l’assujetti (…) et sous lequel il a effectué la livraison de biens ou la prestation de services (…) ;

– la référence à la disposition pertinente du CGI ou à la disposition correspondante de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée ou à toute autre mention indiquant que l’opération bénéficie d’une mesure d’exonération (…) » (BOI-TVA-DECLA-30-20-20-20). Avec aussi une application spécifique aux dépenses de restauration, dans le cadre de ladite limite de 150 € : « il est admis que les éléments d’identification du client ne soient pas mentionnés par l’entreprise qui émet la facture, mais inscrits par le client luimême dans un espace réservé à cet effet sur le document remis » (BOI-TVA-DECLA-30-20-20-130).

 

(10) Arrêt n° 362.174 du 28 mai 2014

 

(11) En outre, le montant non déductible chez X a été qualifié comme revenu distribué par X et imposable en revenus de capitaux mobiliers pour les personnes bénéficiaires.

 

(12) Arrêt n° 11MA02067

 

(13) Arrêt n° 12PA02246

 

(14) Arrêt n° 344.559

 

(15) Arrêt n° 338.170

 

(16) Sur l’application du principe de l’indépendance des exercices, voir étude E Delesalle « trouver la bonne période d’imputation des charges » in Affiches Parisiennes du 27 septembre 2014

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