Convention d’occupation précaire : elle doit reposer sur « une cause objective de précarité ».

Sylvain VERBRUGGHE
Sylvain VERBRUGGHE

SOURCE : 3ème civ, 12 décembre 2019, n°18-23784, FS-P+B+I

 

Seconde cassation de la décision des juges du fond dans cette affaire insolite, dans laquelle un propriétaire de locaux à usage de charcuterie et son locataire entérinent dans une convention innommée, la résiliation de leur bail commercial à l’issue de la période triennale en cours.

 

Il s’agissait apparemment pour les parties, à lire les décisions rendues par les juridictions du fond qui se sont succédées dans ce litige[1], de régulariser le congé triennal du preneur délivré dans la perspective d’un départ à la retraite de son dirigeant, mais sans respecter les formes de l’article L145-9 du Code de commerce, alors applicable à peine de nullité.

 

La convention consacrait également un droit pour le preneur, « à se maintenir dans les lieux à compter du 1er janvier 2008, aux conditions de paiement de loyer et charges figurant dans le bail en date du 24 octobre 2005, pour une durée qui lui sera nécessaire afin (…) pour le preneur, [de favoriser] la cession de son fonds de commerce ou de son droit au bail. »

 

La convention ajoutant : « Cette autorisation est librement consentie et sans limitation de durée avec un maximum de 23 mois à compter du 1er janvier 2008. Toutefois, le preneur devra aviser le bailleur de son éventuel départ avec un préavis de trois mois qui sera notifié par lettre recommandée avec accusé de réception. A l’occasion d’une cession de fonds de commerce ou de droit au bail, un nouveau bail sera établi directement avec le successeur [du preneur], quel que soit le mode de transmission du bail. Les présentes son expressément dérogatoires aux articles L145 et suivants du Code de commerce, de la volonté commune des parties. Pour le surplus, les relations contractuelles et notamment les charges et conditions du bail précédemment signé, restent toutes en vigueur ».

 

Plus clairement dit, les parties convenaient que l’occupation du preneur se poursuivrait pendant une durée indéterminée avec un maximum de 23 mois, afin que le preneur cède son droit au bail (résilié), ou son fonds de commerce, à charge pour le bailleur de convenir avec le successeur, un nouveau bail aux conditions à déterminer.

 

Le preneur se maintiendra toutefois dans les lieux pendant 33 mois, soit dix mois de plus que la durée maximale fixée par la convention des parties, sans réaction du bailleur, qui n’assignera le preneur en expulsion que le 18 octobre 2010.

 

Reconventionnellement le preneur concluait que la convention était un bail dérogatoire, lequel avait dégénéré en bail commercial en raison de son maintien dans les lieux à l’expiration de la durée maximale fixée, conformément aux dispositions de l’article L145-5 du Code de commerce, dans sa rédaction applicable à l’époque des faits :

 

« Les parties peuvent, lors de l’entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à deux ans.

 

Si, à l’expiration de cette durée, le preneur reste et est laissé en possession, il s’opère un nouveau bail dont l’effet est réglé par les dispositions du présent chapitre. (…) »

 

Le Bailleur estimait au contraire que la convention innomée ne pouvait être qu’une convention d’occupation précaire, au sens du droit prétorien[2], laquelle se caractérise par :

 

  Une absence de fraude, c’est-à-dire ne pas avoir été conclue afin d’éluder la propriété commerciale,

 

  Une fragilité du droit de l’occupant ;

 

  Des circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties, constituant un motif légitime de précarité[3].

 

A titre d’illustration, ont ainsi été admises par la Cour de cassation comme convention d’occupation précaire la location d’un pavillon dans l’attente de la réalisation de l’acte de vente subordonnée à l’obtention d’un prêt par l’acquéreur[4], la mise à disposition, à titre onéreux, de parcelles acquises dans la perspective de l’extension à moyen terme d’une carrière exploitée à proximité[5] ou encore la convention conclue dans l’attente de la reconstruction des locaux de l’occupant détruits par un incendie[6].

 

Il est en revanche peu important que l’une des parties ait la main mise sur l’évènement objet de la convention d’occupation précaire, du moment que la circonstance soit indépendante de la « seule » volonté des parties. A ainsi été reconnue comme convention d’occupation précaire par la Cour d’appel de Paris la mise à disposition de locaux dans l’attente de leur vente[7].

 

Lorsque la convention d’occupation précaire est caractérisée, l’occupation devient instable et temporaire, même en cas de maintien de l’occupant dans les lieux au-delà du terme fixé : Contrairement au bail dérogatoire, la convention ne dégénère pas en bail commercial[8].

 

C’est dans ce contexte jurisprudentiel que la Cour d’appel de ROUEN[9] accueille favorablement la demande d’expulsion formulée par le Bailleur. Elle estime qu’au moment de la conclusion du contrat, les parties n’avaient pas l’intention d’éluder le droit au statut puisqu’elles résiliaient justement le bail commercial qui les liait tout en maintenant une occupation du preneur dans les lieux aux fins de cession du droit au bail. Compte tenu de l’incertitude de la durée d’occupation, dépendant de la manifestation d’un tiers acquéreur, les juges du fond retiennent que la location avait un caractère précaire légitime. Ils qualifient le contrat de convention d’occupation précaire et ordonnent l’expulsion du preneur.

 

Par un arrêt du 7 juillet 2015 (RG n°14-11644, Inédit), la Haute juridiction casse cependant la décision au visa de l’article L145-5 du Code de commerce, en reprochant à la Cour d’appel de Rouen d’avoir retenu l’existence d’une convention d’occupation précaire sur la base de « motifs impropres à caractériser l’existence, au moment de la signature de la convention, de circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties justifiant le recours à une convention d’occupation précaire », rappelant ainsi sa jurisprudence.

 

La Cour de cassation renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Caen, laquelle[10] adopte le même raisonnement que les juges rennais, en veillant scrupuleusement à motiver sa décision, précisant notamment que :

 

 Les éléments du dossier démontrent que la précarité du droit du preneur à occuper les lieux procède bien de l’intention des parties ;

 

  L’occupation a été consentie pour régler les relations des parties pendant la période transitoire à la cession : « C’est cet évènement incertain et extérieur à la volonté des parties puisqu’impliquant l’intention d’un tiers se portant acquéreur du fonds, qui en constituait le terme dans la limite maximale fixée. Il est ainsi justifié de l’existence de circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties constituant un motif légitime de précarité » ;

 

  Il n’existe pas de fraude aux dispositions statutaires d’ordre public.

 

Pour la juridiction caennaise, « les circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties » existent donc effectivement, et constituent le motif légitime de précarité sollicité par la Cour de cassation… Mais tel n’était pas le débat.

 

Saisie d’un nouveau pourvoi, la Cour de cassation dans un arrêt publié au bulletin du 12 décembre 2019, clarifie sa position, en précisant aux juges du fond que le projet de cession du droit au bail n’est pas :

 

« une cause objective de précarité de l’occupation des lieux faisant obstacle à la conclusion ou à l’exécution d’un bail commercial et justifiant le recours à une convention d‘occupation précaire »

 

Autrement dit, la convention d’occupation précaire doit avoir un sens, une raison d’être. Et en l’occurrence, malgré le contexte dans lequel la convention innommée a été conclue, les parties ne pouvaient justifier une instabilité d’occupation par la réalisation d’opérations nécessitant, justement, une situation stable : Il était en effet particulièrement surprenant de vouloir céder un droit au bail… sans bail ! (Comme le faisait remarquer Maître Aymeric ANTONNUITI dans un post du 13 décembre 2019).

 

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de CAEN est ainsi cassé, la Haute Cour renvoyant l’affaire devant la Cour d’appel de PARIS.

 

[1] CA ROUEN, 5 décembre 2013, n°13/00987 et CA CAEN, 14 juin 2018, n°15/02811

 

[2] Etant toutefois rappelé que la définition de cette convention, introduite par la LOI n°2014-626 du 18 juin 2014 dite Pinel sous l’article L145-5-1 du Code de commerce, se conformera à la définition prétorienne

 

[3] 3ème civ, 9 novembre 2004, n°03-15084 ; 3ème civ, 29 avril 2009, n°08-13308 ; 3ème civ, 31 janvier 2012, n°10-28591

 

[4] 3ème civ, 31 janvier 2012, préc ;

 

[5] 3ème civ, 20 mai 2014, n°13-11065

 

[6] 3ème civ, 2 avril 2003, n°01-12923

 

[7] CA PARIS, CH 16, 19 septembre 2007, n°06-19586

 

[8] 3ème civ, 2 avril 2003 préc.

 

[9] CA ROUEN, 5 décembre 2013, n°13/00987

 

[10] CA CAEN, 14 juin 2018, préc.

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