Par son arrêt du 15 février 2023 publié au Bulletin, la troisième chambre civile se positionne pour la première fois, sur le degré de spécificité du régime de la cession-déspécialisation par rapport aux autres hypothèses de déspécialisation prévues par le Code de commerce (déspécialisation partielle et déspécialisation plénière), et sur son impact statutaire sur le loyer en cours de bail et au jour du renouvellement.
Source : Cass. civ 3ème, 15 février 2023, n°21-25849, FS – B
I – La cession-déspécialisation : késako ?
L’article L145-51 du Code de commerce, déclaré d’ordre public par l’article L145-15 du même Code, reconnaît au locataire souhaitant faire valoir ses droits à la retraite, ou ayant été admis au bénéfice d’une pension d’invalidité attribuée par le régime d’assurance invalidité-décès des professions artisanales ou des professions industrielles et commerciales, le droit de céder le droit au bail à un cessionnaire qui pourra exercer une activité non prévue contractuellement par la destination. On parle de « cession-déspécialisation ».
Ce texte d’ordre public s’applique nonobstant toute clause contraire, et toute clause restrictive ou clause d’agrément ne peut s’appliquer à cette cession.
La cession-déspécialisation obéit cependant à un régime protecteur des intérêts du bailleur :
- D’une part, le texte prévoit que la nature des activités dont l’activité est envisagée doit être compatible avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble ;
- D’autre part, le bailleur bénéficie d’un droit de priorité légale
S’agissant de la procédure à respecter, le locataire-cédant doit :
- Signifier au bailleur par acte d’huissier ainsi qu’aux éventuels créanciers inscrits sur le fonds de commerce son intention de céder le bail, en précisant la nature des activités dont l’exercice est envisagé, ainsi que le prix proposé ;
- Le bailleur dispose d’un délai de deux mois pour exercer son droit de rachat aux conditions fixées dans l’acte de signification, ou saisir le Tribunal Judiciaire s’il conteste la déspécialisation. En cas de silence gardé à l’expiration du délai de deux mois, le bailleur est réputé avoir donné son accord à la cession-déspécialisation au profit du candidat cessionnaire.
II – Les faits de l’espèce
L’arrêt soumis à la censure de la Haute juridiction s’inscrivait initialement dans le cadre d’un bail commercial consenti sur des locaux à usage de : « commerce de gravures, reliures, encadrements, maroquinerie, décoration ou similaire ».
Quelques années après la conclusions du bail, le locataire en place signifiait conformément à la lettre de l’article L145-51 du Code de commerce au bailleur, son intention de céder son droit au bail avec déspécialisation ; acceptée par le bailleur.
Prenant l’initiative du renouvellement du bail commercial, le bailleur faisait délivrer au locataire-cessionnaire un congé avec offre de renouvellement moyennant un loyer fixé à la valeur locative, puis faute d’accord sur le prix saisissait le juge des loyers commerciaux de la difficulté.
La Cour d’appel déboutait le locataire-cessionnaire de l’ensemble de ses prétentions, lequel s’est alors pourvu en cassation.
Pour la Cour d’appel, aucune disposition légale ou règlementaire n’interdit au bailleur d’invoquer lors du renouvellement sur le fondement des dispositions relatives à la cession-déspécialisation, le changement d’activité autorisé aux fins de fixation du loyer déplafonné, dès lors que les conditions de l’article L145-33 du Code de commerce sont réunies.
Le locataire n’avait pas manqué de soulever devant la Cour d’appel, que le bailleur ne s’était jamais prononcé sur le choix du cédant d’opter pour la cession déspécialisation, ni exerçait son droit de rachat prioritaire, de sorte qu’il en avait déduit sa renonciation à se prévaloir du déplafonnement du loyer.
Aux termes de l’arrêt commenté du 15 février 2023, la Cour de cassation juge que la cession déspécialisation emporte la maintien du loyer en cours jusqu’au terme du bail, sans toutefois priver le bailleur du droit d’invoquer lors du renouvellement, le changement de destination intervenu au cours du bail expiré, pourvu que cette déspécialisation soit suffisamment notable.
La Haute juridiction juge également qu’il ne peut être déduit du non-exercice par le bailleur de son droit de rachat prioritaire ou de l’absence d’opposition judiciaire à la déspécialisation, sa renonciation à solliciter lors du renouvellement du bail, le déplafonnement du loyer.
Enfin, la Cour juge que la propriété commerciale du locataire telle que protégée par l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, s’entend du droit au renouvellement du bail commercial, et ne saurait concerner le prix du loyer du bail renouvelé, lequel n’entre pas dans le champ de cette protection.