Abus de droit : Quand l’acquisition d’usufruit temporaire constitue une opération de financement légitime et non un montage artificiel à but exclusivement fiscal

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

La difficile frontière à placer entre l’abus de droit et la meilleure option fiscale ;la complexité d’un montage ne suffit pas à caractériser un abus de droit fiscal s’il existe une justification économique réelle.

CAA de Paris du 28 mai 2025, n° 24PA01227

I-

Définie à l ‘article L. 64 du LPF l’abus de droit L’abus de droit fiscal désigne la faculté, pour l’administration fiscale, d’écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes réalisés par un contribuable, lorsque ces actes ont pour principal objectif d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale normalement due, soit par leur caractère fictif, soit par l’utilisation détournée de textes ou de décisions à l’encontre des objectifs de leurs auteurs [1].

Deux grands types d’abus de droit sont distingués :

-L’abus de droit par fictivité : il s’agit d’actes ou de montages juridiques qui n’ont aucune réalité, leur seul but étant de produire un effet fiscal artificiel[2] :

-L’abus de droit par fraude à la loi : il vise les actes qui, bien que juridiquement valables et effectifs, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre qu’un but exclusivement fiscal, et qui détournent l’esprit de la loi fiscale.[3]

En présence d’un acte n’ayant pas un caractère fictif, deux critères cumulatifs caractérisent donc l’abus de droit : la recherche du bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs (critère objectif) et le but exclusivement fiscal de l’acte litigieux (critère subjectif.

Le Conseil d’État et la Cour de cassation ont précisé que le contribuable reste libre de choisir la forme juridique le moins fiscalement onéreux tant que l’acte exprime la réalité de la situation et qu’il ne s’agit pas d’un montage purement artificiel

Ainsi, la jurisprudence distingue-t-elle bien entre la simple habileté fiscale consistant à optimiser une situation de gestion en fonction d’un but économique ou patrimonial déterminé, et la fraude à la loi. Dans ce dernier cas, le but du contribuable doit avoir été exclusivement fiscal.

 II-

Les juridictions administratives avaient à arbitrer un montage qui opposait l’administration fiscale à un contribuable Le schéma consistait en la cession à la société Holding C et Fils D (A) de l’usufruit temporaire des parts détenues en nue-propriété par les consorts C dans diverses SCI. Constituées avec un capital modique sans actif immobilier initial, à procéder à des augmentations de capital correspondant à la valeur des immeubles à acquérir.

La particularité du montage résidait dans le fait que seule la société A, bénéficiaire des usufruits temporaires, disposait de la capacité financière pour libérer le capital souscrit lors des augmentations de capital, grâce à ses fonds propres et à sa meilleure capacité d’emprunt bancaire. Les nus-propriétaires, quant à eux, n’avaient pas libéré le capital souscrit, créant ainsi une asymétrie dans le financement des acquisitions immobilières.

Ce dispositif a permis l’acquisition d’immeubles dont la location commerciale génère des revenus, tout en évitant que les nus-propriétaires soient directement imposés à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des revenus fonciers, l’usufruit temporaire ayant pour effet de faire porter cette imposition sur la société usufruitière.

À la suite de vérifications de comptabilité portant sur les onze SCI et de la mise en œuvre de la procédure d’abus de droit fiscal, l’administration a assujetti Monsieur C à des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales pour les années 2013 et 2014, représentant un montant de 1 761 255 €

III-

Le tribunal administratif de Paris avait initialement rejeté la demande de décharge du contribuable, confortant ainsi la position de l’administration fiscale. Monsieur C a fait appel de cette décision en développant plusieurs moyens de défense :

-l’acquisition d’usufruit temporaire constituait une opération de financement légitime et non un montage artificiel à but exclusivement fiscal.

L’administration fiscale soutenait l’abus de droit  en se fondant sur l’existence d’un montage artificiel établis selon par les faits suivants :

-la constitution de SCI au capital modique sans actif initial,

-le prix négligeable du démembrement temporaire,

-les augmentations de capital correspondant à la valeur des immeubles

-et la non-libération systématique du capital par les nus-propriétaires.

Pour réformer la décision de première instance la Cour administrative relève que l’administration ne contestait pas que l’opération contribuait effectivement au financement de la constitution d’un patrimoine immobilier. La Cour a souligné que la société A avait réellement la capacité de libérer le capital grâce à ses fonds propres et à sa meilleure capacité d’emprunt, ce qui constitue une justification économique tangible.

La Cour a particulièrement insisté sur le fait que l’administration ne remettait pas en cause la réalité de l’opération de financement. Elle a considéré que cette opération ne constituait pas une situation économique artificielle s’interposant entre les revenus générés et leur imposition mais permettait l’acquisition effective d’immeubles générant des revenus réels par la location commerciale.

Concernant l’argument de l’administration selon lequel l’acquisition des usufruits temporaires serait dépourvue d’intérêt économique pour la société A, la Cour l’a écarté en estimant qu’il n’était pas de nature à établir l’existence d’un montage artificiel ou la recherche d’un but exclusivement fiscal.

Le raisonnement utilisé par la Cour s’inscrit dans une jurisprudence administrative qui juge que des montages sophistiqués, même complexes, ne sont pas constitutifs d’abus de droit dès lors qu’ils s’appuient sur une justification économique réelle. Ainsi, l’existence d’un intérêt économique ou patrimonial non accessoire est de nature à exclure la qualification d’abus de droit :

« Le constat d’une telle construction simplifie seulement le travail du juge. Il permet en effet non seulement de regarder comme rempli le critère du but exclusivement fiscal, puisque la mise en place d’une telle ingénierie faisant intervenir des sociétés sans substance réelle est nécessairement dépourvue de justification économique et ne saurait avoir poursuivi d’autre fin que celle d’éluder ou d’alléger les charges fiscales de l’intéressé […] Mais les critères de l’abus de droit par fraude à la loi peuvent être satisfaits sans que le contribuable soit passé maître dans l’art de la grande illusion. L’affaire min. c/ Sté Garnier Choiseul Holding offre ainsi l’occasion de rappeler, comme d’ailleurs les affaires d’apport-cession avant elle, que des schémas simples, sans dissimulation, faisant intervenir des sociétés existant de longue date, peuvent aussi tomber sous le coup de la répression des abus de droit. »[4]

-« La jurisprudence permet à l’administration de motiver par référence la proposition de rectification qu’elle adresse au contribuable dans le cadre de la procédure de redressement contradictoire prévue par l’article L 57 du LPF mais il faut que le contribuable puisse formuler utilement ses observations […] Le montage artificiel est soumis, comme les autres cas de fraude à la loi, à la double condition mentionnée ci-dessus mais, la condition objective étant en quelque sorte automatiquement remplie dès lors que le législateur ne peut jamais être regardé comme ayant eu en vue de permettre aux auteurs d’un tel montage de bénéficier de la mesure fiscale qu’il a instituée […] »[5]


[1]Selon l’ article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF ) qui définit l’abus de droit fiscal, afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. »

[2] CE, décision du 29 décembre 2006, n° 283314

[3] Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 19 avril 1988, 86-19.079, Publié au bulletin

[4] Revue de jurisprudence et des conclusions fiscales RJF 2013

[5] Les conclusions du rapporteur public Marie-Gabrielle Merloz  à propos  de L’arrêt infirmé no 14BX02067 du 6 décembre 2016 de la cour administrative d’appel de Bordeaux sont reproduites par extrait

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