Les notaires ont souvent face à eux des débiteurs à la recherche d’astuces juridiques pour ne pas payer leurs dettes, ou à tout le moins, pour mettre leurs biens à l’abri d’une saisie. L’un des stratagèmes souvent mis en oeuvre consiste à apporter un immeuble à une société civile immobilière constituée pour l’occasion. La ficelle est un peu grosse : le créancier peut certainement soutenir qu’il y a fraude paulienne, en particulier si l’apport ne se fait qu’en nue-propriété. Certes, l’usufruit reste dès lors saisissable, tout comme les parts sociales, mais qui ne voit que la réalisation forcée des biens se trouvera compliquée ?
La Cour de cassation l’a jugé clairement dans un arrêt curieusement délaissé par les commentateurs, à propos d’époux ayant apporté la nue-propriété de deux immeubles à deux SCI dont ils étaient les seuls associés et qui prétendaient que le créancier n’avait qu’à saisir les parts sociales. Selon la Cour de cassation, les juges du fond doivent rechercher « si la difficulté de négocier les parts sociales et le risque d’inscriptions d’hypothèques sur les immeubles du chef des sociétés ne constituent pas des facteurs de diminution de la valeur du gage du créancier et d’appauvrissement des débiteurs » [1].
Reste que, pour que le notaire exerce son devoir de conseil et alerte le débiteur sur l’inopérance du procédé, il faut qu’il soit informé de l’état d’endettement de son client. De ce point de vue, l’état hypothécaire, tel un clignotant, sera un indice de choix, étant souligné qu’en présence d’un immeuble grevé d’inscription(s), il appartiendra au notaire d’informer ses clients qu’en vertu de son droit de suite, le créancier inscrit pourra saisir l’immeuble, SCI ou pas…
Le problème ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes si l’un des époux exerce une profession non salariée et peut ainsi être mis en procédure collective. On sait que si les difficultés financières sont avérées, le risque n’est plus seulement celui de la fraude paulienne mais tient dans les nullités de la période suspecte. De ce point de vue, le praticien dont le client est susceptible d’être mis en procédure collective (commerçant, artisan, agriculteur ou professionnel indépendant) doit d’abord se demander si l’acte qu’il s’apprête à recevoir, figure ou non sur la liste des nullités de droit de l’article L. 632-1 du Code de commerce. A cet égard, l’apport (ou la vente) à une SCI pourrait tout au plus être critiquée en tant que « contrat commutatif dans lequel les obligations du débiteur excèdent notablement celles de l’autre partie », mais si les époux apportent un immeuble, on ne voit pas où pourrait résider la lésion puisque leurs parts refléteront la valeur de l’actif social.
Le notaire doit ensuite rechercher si l’acte qu’il est chargé de rédiger n’est pas un acte à titre onéreux passé avec une personne qui a connaissance de la cessation des paiements, auquel cas l’article L. 632-2 du Code de commerce permettrait d’en invoquer la nullité, cette fois facultative et non plus de droit, indépendamment de tout caractère lésionnaire. Ce risque d’annulation n’est pas théorique comme le révèle un arrêt du 1er avril 2014. En l’espèce, deux époux avaient constitué une SCI à laquelle ils avaient fait apport de leur maison d’habitation juste avant que le mari ne fût mis en liquidation judiciaire. Le liquidateur assignera la SCI et l’épouse en annulation de l’apport effectué ; cette dernière prétendra classiquement qu’elle ne savait pas… Son pourvoi sera rejeté : attendu que l’arrêt relève que l’accumulation des dettes impayées en particulier vis à vis de l’URSSAF et des impôts ne pouvait être ignorée de l’épouse, signataire des statuts concrétisant son accord et mentionnant ces diverses sûretés inscrites en garantie des dettes impayées de l’exploitation de son conjoint ; qu’il retient encore que l’épouse, qui n’invoque l’existence d’aucun bien ni revenu qui aurait constitué un actif disponible, ne pouvait ignorer que l’immeuble était le seul bien susceptible de répondre des engagements professionnels de son mari et que l’apport a eu pour but de soustraire l’immeuble à la procédure collective et aux poursuites de ses créanciers ; ayant ainsi caractérisé la connaissance qu’avait l’épouse et la SCI, dont les deux époux éteint les seuls associés, de l’impossibilité pour le mari de faire face à son passif exigible avec son actif disponible, la cour d’appel a retenu à bon droit que l’article L. 632-2 du Code de commerce était applicable à l’apport litigieux.
On notera le soin avec lequel juges du fond et Cour de cassation dressent la liste des événements révélant la connaissance de la cession des paiements par l’épouse coassociée : elle a signé les statuts mentionnant les sûretés inscrites en garantie des dettes impayées vis à vis de l’URSSAF et des impôts ; les juges laissent ensuite entendre qu’elle ne pouvait ignorer qu’il n’existait pas d’autres biens, ni revenu permettant de faire face aux dettes professionnelles du mari. L’argument n’est pas seulement d’appoint : même si le conjoint a connaissance de dettes, l’existence d’un autre actif peut exclure la cessation des paiements que la loi définit comme l’impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible (article L. 631-1 du Code de commerce). La problématique est la même en dehors du cas du professionnel : s’il existe des actifs permettant de régler la créance de celui qui brandit la fraude paulienne, il n’y a pas l’insolvabilité du débiteur qui, selon la Cour de cassation, conditionne le succès de l’action [2].
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Deux observations conclusives : d’une part, ce risque de nullité facultative pour connaissance de la cession des paiements par le conjoint, n’est évidemment pas limité à l’apport en société : l’article L 632-2 vise tout acte à titre onéreux. La jurisprudence en fournit de multiples exemples, notamment en cas de partage[3]. Mais l’on retiendra de ce dernier arrêt qu’il ne suffit pas d’avoir connaissance des dettes ; l’existence d’autres biens (qui pourraient revenir à l’époux débiteur lors du partage) ou d’une soulte devrait permettre de soutenir, s’ils permettent de régler le passif, que l’époux copartageant n’avait pas connaissance de la cessation des paiements.
D’autre part, on en s’explique pas pourquoi les créanciers qui en l’espèce bénéficiaient de sûretés sur l’immeuble, n’ont pas saisi le bien entre les mains de la SCI. Avaient-ils oublié que l’arrêt des poursuites ne peut valoir qu’à l’égard des biens du débiteur ?
Frédéric VAUVILLE
Vivaldi-Avocats
[1] Civ. 3°, 20 décembre 2000 : Bull. civ. III n° 200 ; Bull. Joly Sociétés 2001, p. 305, note H. Le Nabasque ; adde « La protection du patrimoine privé du chef d’entreprise » par J. Prieur et J. Vallansan, JCP éd. N 2014. 1332
[2] voir par exemple Civ. 1ère 1er décembre 1987 : Bull. civ. I n° 318
[3] sur cette difficulté, voir par exemple notre étude « divorce et procédure collective » in AJ famille septembre 2012, p. 442.