Il est parfois des contentieux d’opportunité à l’origine d’une évolution (ou du moins d’une clarification) du droit prétorien. En la matière, l’arrêt rendu par la troisième chambre civile le 11 janvier 2023 certes inédit, apporte des précisions intéressantes sur la notion de cotitularité d’un bail commercial conclu « au nom et pour le compte » d’une société en cours de constitution.
SOURCE : Cass. civ 3ème, 11 janvier 2023, n°21-23735, Inédit
Les rédacteurs de baux commerciaux sont en pratique régulièrement confrontés à la situation suivante : une personne physique souhaite développer une activité commerciale par le truchement d’une société (à constituer pour l’occasion), laquelle a vocation à terme, à être titulaire du bail commercial. Problème et non des moindres : à défaut d’immatriculation de la société, celle-ci ne dispose pas de la personnalité morale, elle n’a donc pas d’existence juridique et ne peut conclure de bail commercial.
Pour contourner cette difficulté, les rédacteurs stipulent quasiment comme clause d’usage dans les baux une clause de substitution prévoyant le transfert du bail au profit de la société dès son immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés, sous conditions (cf infra).
En pratique, ce type de substitution s’inscrit dans le schéma juridique suivant :
- C’est la personne physique qui signe ;
- Mais au nom et pour le compte d’une société en cours de constitution dont elle se déclare spécialement mandatée.
Au regard de ce qui précède, il est souhaitable pour le rédacteur du bail :
- D’obtenir dès la constitution du dossier, une copie des statuts signés par les associés (ou d’un projet de statuts) auxquels est annexé un état indiquant l’état des actes accomplis au nom et pour le compte de la société en cours de constitution ;
- De vérifier dans les diligences à commettre entre la constitution et l’immatriculation, que le signataire a bien pouvoir pour engager la société à constituer, dans un bail (puisque celle-ci n’a toujours pas de représentant légal) ;
- Et de vérifier par la suite que par une première assemblée générale de constitution, le bail signé par la personne physique est repris par la personne morale (à défaut, c’est la personne physique qui reste tenue personnellement[1]).
Une fois les actes passés par la personne physique et repris par la société immatriculée, ceux-ci sont alors réputés avoir été souscrits dès l’origine par la société (article L210-6 alinéa 2 du Code de commerce), et le signataire du bail se trouve personnellement libéré de toute obligation, à tout le moins à défaut de stipulation contraire…
Sur ce point, l’arrêt du 11 janvier 2023 certes inédit rendu par la troisième chambre civile et objet du présent CHRONOS, est riche d’enseignements.
Saisie sur la base d’un contentieux que l’on pourrait qualifier d’aubaine, la Haute juridiction a été amenée à se prononcer sur l’éventuelle cotitularité d’un bail commercial signé par une personne physique au nom et pour le compte d’une société en cours de constitution.
A l’origine de ce contentieux, un bail commercial a été signé entre un bailleur personne physique, et une autre personne physique agissant tant à titre personnel qu’au nom et pour le compte d’une société [en cours de constitution] que celle-ci se réservait de constituer ultérieurement, le bail comportant une clause de substitution au bénéfice de la société dès son immatriculation au registre du commerce et des sociétés (RCS).
Postérieurement à sa signature, la société a été immatriculée au RCS.
Confronté à des difficultés dans le paiement à date convenue des loyers échus, le bailleur a fait délivrer un commandement de payer visant la clause résolutoire à la société titulaire du bail, laquelle a bénéficié par suite d’une procédure de redressement judiciaire, convertie en liquidation judiciaire.
Le liquidateur judiciaire a notifié au bailleur la résiliation du bail pour le compte exclusif de la société sous procédure collective.
En suite de la cession de l’immeuble dont une partie était donnée à bail commercial, la signataire qui revendiquait le bénéfice du pacte de préférence, a été assignée par le bailleur et l’acquéreur aux fins de voir juger que seule la société était titulaire du bail et donc bénéficiaire du pacte de préférence. Reconventionnellement, la locataire personne physique a sollicité la nullité de la vente prétendument intervenue au mépris du pacte de préférence qui aurait été stipulé en sa faveur, outre la réparation de ses préjudices.
En cause d’appel, la locataire est déboutée par la Cour aux motifs que celle-ci n’avait pas la qualité de preneur (ou de co-preneur), et qu’elle ne pouvait donc revendiquer à son profit le pacte de préférence stipulé au contrat de bail, et rejette en conséquence ses demandes reconventionnelles relatives à la nullité de la vente.
Un pourvoi en cassation est introduit par la locataire.
Echec devant la Cour de cassation, qui rejette le pourvoi au visa d’un dispositif parfaitement argumenté pour CHRONOS :
- D’une part, à compter de son immatriculation, les engagements pris « au nom et pour le compte de la société en cours de constitution », sont réputés avoir été souscrits par celle-ci à la date de la signature (et sous réserve de la reprise des actes par la société immatriculée) ;
- D’autre part, le contrat de bail a été intégralement rédigé en se référant au preneur au singulier, sans qu’aucune de ses clauses n’évoque l’existence de deux cotitulaires du bail ou celle d’un obligation conjointe et solidaire entre eux ;
- Enfin et surtout, il ne résultait pas de la commune volonté des parties que les locaux aient été données à bail dès l’origine à deux co-preneurs, dans la mesure où il était parfaitement compris dans l’esprit des parties que la société immatriculée avait vocation à se substituer dès son immatriculation à la signataire du bail, et que dans ces conditions seule cette dernière avait vocation à bénéficier du pacte de préférence en cas de vente de l’immeuble
[1] En ce sens, Cass. com 26 avril 1988, Bull. civ