Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

I Petite histoire de l’abus de droit

 En 1854[1], la Cour de cassation a posé le principe selon lequel le contribuable est libre de choisir une voie qui lui paraît la plus adaptée, en particulier d’opter pour une voie moins imposée. Un peu plus d’un siècle après le conseil d’Etat lui emboitait le pas.[2]Mais à ce principe le législateur a instauré une exception : l’abus de droit.

 

M. le Professeur Maurice COZIAN, définie « l’abus de droit est le châtiment des surdoués de la fiscalité. Bien évidemment, ils ne violent aucune prescription de la loi et se distinguent en cela des vulgaires fraudeurs qui par exemple dissimulent une partie de leurs bénéfices ou déduisent des charges qu’ils n’ont pas supportés. L’abus de droit est un péché non contre la lettre mais contre l’esprit de la loi. C’est également un péché de juriste ; l’abus de droit est une manipulation des mécanismes juridiques là où la loi laisse la place à plusieurs voies pour obtenir un même résultat ; l’abus de droit, c’est l’abus des choix juridique».

 

Pour sanctionner un tel comportement l’article L64 du LPF al.1 dispose :

« afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. »

 

L’abus de droit, permet donc de sanctionner les montages ayant pour but exclusif d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales en s’appuyant sur une application littérale des textes, mais contraire à l’intention de leurs auteurs.

 

L’abus de droit fiscal est à distinguer de deux autres situations :

• la simple erreur de qualification par les parties de l’acte juridique entraînant des conséquences fiscales différentes de celles qui auraient prévalu si la qualification était exacte. Dans ce cas, l’administration répare une erreur et n’est pas fondée à redresser le contribuable sur le fondement de l’abus de droit ;

• l’acte qui n’aurait pas été accompli dans l’intérêt de l’entreprise mais dans l’intérêt d’un tiers (ce peut être un tiers à la société, un associé, un dirigeant…). Dans ce cas, l’administration dispose de la procédure de l’acte anormal de gestion.

En cas de contrôle fiscal[3], l’administration peut se prévaloir de cette procédure dans deux cas de figure distincts : les actes fictifs et les actes qui poursuivent un but exclusivement fiscal.

Les actes fictifs sont, en réalité, une simulation visant à tromper l’administration fiscale dans essentiellement 3 cas :

  • l’acte fictif stricto sensu où une composante de l’opération fait défaut, par exemple un bail dont le loyer n’est jamais payé ;
  • l’acte déguisé c’est-à-dire un acte auquel on donne une autre qualification juridique artificielle, par exemple une vente sans contrepartie réelle et qui s’analyse plutôt comme une donation déguisée ;
  • l’interposition de personne c’est-à-dire un acte réalisé par l’intermédiaire d’un prête-nom.

     

 

Les actes qui poursuivent un but exclusivement fiscal qui bien que licites, s’apparentent à une fraude à la loi en ce que le contribuable ne poursuit qu’un seul et unique objectif : celui d’atténuer ou d’éluder la charge fiscale qui aurait, normalement, due être la sienne en l’absence de ces actes.

Cet objectif exclusif peut prendre différentes formes : la réduction d’une dette fiscale, la perception indue d’un crédit d’impôt ou de l’augmentation abusive d’une situation déficitaire

 

Les actes qui poursuivent un but exclusivement fiscal qui bien que licites, s’apparentent à une fraude à la loi en ce que le contribuable ne poursuit qu’un seul et unique objectif : celui d’atténuer ou d’éluder la charge fiscale qui aurait, normalement, due être la sienne en l’absence de ces actes.

 


Cet objectif exclusif peut prendre différentes formes : la réduction d’une dette fiscale, la perception indue d’un crédit d’impôt ou de l’augmentation abusive d’une situation déficitaire.

 

La démonstration du but exclusivement fiscal d’un schéma d’optimisation est jugée par certains comme le talon d’Achille de l’abus de droit Or, ce critère fait l’objet d’une application particulièrement problématique, notamment en matière d’évasion fiscale internationale. Sur ce point, M. Olivier Sivieude interrogé par la Commission d’enquête parlementaire sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales précisait :« dans une opération de montage international, il est assez facile pour les entreprises, qui connaissent évidemment ce critère, puisqu’il est mentionné dans le code général des impôts, de dire que leur but n’était pas uniquement fiscal : elles trouvent toujours un petit élément économique, elles peuvent par exemple affirmer qu’elles voulaient regrouper dans tel État toutes leurs opérations européennes, ou qu’elles souhaitaient coordonner les choses… ».

 

Et sur ce point l’administration a déjà subie quelque déconvenues notamment ,l’acquisition de titres placés sous le régime des sociétés mères, suivie de la vente des titres de la mère à une société qui, ensuite, l’absorbe, n’est pas constitutive, selon une jurisprudence bien établie, d’abus de droit si l’opération n’a pas un but exclusivement fiscal…ce qui n’est quasiment jamais le cas[4]..

 

L’occasion était trop tentante pour « corriger le tir » avec le projet de loi renforçant la lutte contre la fraude fiscale.

 

 

II Vers un élargissement de la notion d’abus de droit.

Les sénateurs ont adopté un amendement n°61 Rect visant à modifier l’article L. 64 du LPF al.1.

 

Ainsi les mots : « ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales » sont remplacés par les mots : « ils ont pour motif essentiel d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales ».

 

Cette modification n’est pas extravagante. Elles ‘inspire de la position adoptée la CJCE qui a reconnu l’existence d’un abus de droit lorsque le but recherché dans un montage était essentiellement (et non pas exclusivement) fiscal.[5]

 

La CJCE apporte trois précisions notables à la notion communautaire de l’abus de droit en matière fiscale :

1. Principe général d’interdiction de pratiques abusives : lorsqu’une entreprise réalise une opération dans le seul but de bénéficier abusivement d’un avantage communautaire, elle ne peut se prévaloir de normes communautaires ;

2. Droit à l’optimisation fiscale : ce droit repose sur le principe de sécurité juridique ;

3. Critères de l’abus de droit : l’abus de droit se caractérise par : l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à l’objectif poursuivi par la norme communautaire, malgré l’application formelle des conditions posées par cette réglementation ; et,le “but essentiel” de l’opération est l’avantage fiscal.

 

La substitution de la notion de “but exclusif” par celui de “but essentiel” est inquiétante en raison de la marge d’appréciation laissée au juge quant au caractère “essentiel”

 

On peut même se demander si certaines opérations épargnées par l’abus de droit ne feront pas l’objet d’une nouvelle actualité à la faveur de cette modification législative attendue .Il en est notamment des opérations de LBO[6].

 

Particulièrement adaptée aux problèmes de transmission patrimoniale et aux problèmes de stabilité de l’actionnariat, la technique du LBO permet de prendre le contrôle totale ou majoritaire d’une société cible, en limitant sensiblement l’apport initial des repreneurs. Pour ce faire, le ou les candidats repreneurs vont constituer une société holding dont le capital social correspondra à l’apport qu’ils peuvent effectuer ou, à leurs apports auxquels sera ajouté celui des financiers.

 

Une fois constitué, ce holding aura pour objectifs : de racheter la cible, emprunter pour financer cette opération et rembourser l’emprunt en utilisant les bénéfices de la société cible.

– Le levier financier : Le plus souvent, les fonds propres de la holding sont insuffisants pour pouvoir emprunter le montant nécessaire au rachat. Le taux d’endettement est généralement supérieur au ratio prudentiel au-delà duquel la banque hésite à s’engager. Il est dès lors nécessaire de doubler l’emprunt bancaire avec un autre emprunt plus élaboré qui prend le nom de « dette mezzanine » ou « dette junior ». Souscrit auprès d’une société de capital investissement, cette dette, qui se situe entre les capitaux propres et la dette principale d’acquisition appelée « dette senior », présente, pour les repreneurs, l’avantage de n’avoir à être remboursée qu’en second lieu.

– Le levier juridique : Grâce à la création de la société holding, le montant de l’investissement destiné au contrôle majoritaire de la société cible est réduit. Il suffit, en effet, de disposer de seulement 51% du capital de la holding qui rachètera la cible (au lieu de 100% s’il avait été procédé à une acquisition directe).

– Le levier fiscal : il consiste essentiellement en l’optimisation des déductions fiscales grâce à l’utilisation du régime de l’intégration fiscale[7].

 

La présence au capital de la mère d’associés autre que le majoritaire ou ses proches est l’assurance d’un schéma économique et patrimonial qui place au second rang les avantages fiscaux dégagés par l’opération. Mais le raisonnement sera bousculé si l’associé est seul (ou presque) dans sa holding. La position de l’administration après cette réforme est donc vivement attendue.

 

Cette modification partielle de la définition de l’abus de droit fiscal qui s’appliquera aux propositions de rectifications notifiées à compter du 1er janvier 2014 est insérée à l’article 11 bis DA (nouveau) du projet de loi adopté par les sénateurs.

 

Eric DELFLY

Vivaldi-Avocats



[1] Cass. Civ. 24 avril 1854, D. 1854, I, 157

[2] CE 16 avril 1969, req. 68662)

[3]Pour éviter toute discussion il est possible d’utiliser le rescrit « abus de droit ». En application des dispositions de l’article L. 64 B du livre des procédures fiscales, la procédure prévue à l’article L. 64 du même livre n’est pas applicable lorsqu’un contribuable, préalablement à la conclusion d’un ou plusieurs actes, a consulté par écrit l’administration centrale en lui fournissant tous éléments utiles pour apprécier la portée véritable de ces actes, et que celle-ci n’a pas répondu dans un délai de six mois ou a confirmé que l’opération présentée ne constituait pas un abus de droit.

[4] CAA Paris, 7e, 29-07-2011, n° 09PA01219, MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS, DE LA FONCTION PUBLIQUE ET DE LA REFORME DE L’ETAT c/ société Etablissements Bellaby, venant aux droits de la société Samyn Patrick

CAA Paris, 7e, 29-07-2011, n° 09PA01220, MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS, DE LA FONCTION PUBLIQUE ET DE LA REFORME DE L’ETAT c/ société Chemfi, venant aux droits de la société Garage JL Chanoine

CAA Paris, 7e, 29-07-2011, n° 09PA06362, MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS, DE LA FONCTION PUBLIQUE ET DE LA REFORME DE L’ETAT c/ société Financière MN, venant aux droits et obligations des sociétés Etablissement Legros Burette

[5]CJCE 21 février 2006, aff. 255/02, Hakifax plc, Leeds Permanent Development Services Ltd.

[6] Le Leverage buy-out ou LBO est une technique qui permet de financer la transmission d’une entreprise à ses dirigeants salariés, ou à un repreneur externe à la société, en s’appuyant sur des investisseurs extérieurs et des banques.Elle consiste à faire l’acquisition d’une entreprise, « la cible », par le biais d’une entreprise holding spécialement créée pour l’occasion.

[7] Ce régime permet à une société dite « tête de groupe » de se constituer seule redevable de l’impôt pour l’ensemble des filiales dont elle détient 95% du capital. Les sociétés ne font plus « qu’une » au niveau fiscal, permettant ainsi : une déduction directe des intérêts d’emprunt, une distribution des dividendes sans taxation et une imputation des déficits. La holding va fortement s’endetter pour acquérir la cible, elle sera par conséquent systématiquement déficitaire du fait des charges financières particulièrement lourde.

 

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