Plafond d’imputation des déficits et abandon de créance : le Conseil Constitutionnel valide le caractère interprétatif de la loi

Clara DUBRULLE
Clara DUBRULLE

 

SOURCE : Décision du Conseil Constitutionnel n°2018-700 QPC du 13 avril 2018, société Technicolor

 

Nous faisons suite à notre article du 13 février 2018[1] dans lequel nous présentions la décision du Conseil d’Etat du 26 janvier 2018 portant sur la transmission d’une QPC concernant la majoration du plafond d’imputation des déficits du montant des abandons de créances. Le Conseil Constitutionnel a rendu sa décision le 13 avril 2018.

 

Rappel sur les dispositions contestées :

 

Le report en avant est un mécanisme permettant aux sociétés, pour le calcul de l’impôt sur les sociétés dû sur leur bénéfice de l’exercice, de déduire de ce dernier les déficits subis lors des exercices précédents.

 

En l’état du droit, cette faculté de report est illimitée dans le temps, toutefois le montant du déficit imputable sur les résultats d’un exercice bénéficiaire est plafonné. Ainsi, le bénéfice taxable ne peut être réduit que dans la limite d’un montant d’un million d’euros, majoré de 50% de la fraction du bénéfice qui excède cette limite[2].

 

Il est permis, dans un cas particulier, de majorer ce plafond de déficit imputable[3]. Dans sa rédaction résultant de la loi du 29 décembre 2016, le Code Général des Impôts prévoit que :

 

« Pour les sociétés auxquelles sont consentis des abandons de créance dans le cadre d’un accord constaté ou homologué […] ou lors d’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire ouverte à leur nom, la limite de 1 million d’euros mentionnée à l’avant dernier alinéa du présent article est majorée du montant desdits abandons de créance ».

 

Autrement dit, si la société soumise à l’IS est une entreprise en difficultés faisant l’objet d’une des procédures prévues par le Code de Commerce et qu’elle a, dans ce cadre, bénéficié d’abandons de créance, elle peut majorer la limite de déficit imputable de un million d’euros à hauteur du montant des abandons de créance qui lui ont été consentis.

 

Ce mécanisme de majoration existait avant l’intervention de la loi du 29 décembre 2016. Le dispositif était toutefois rédigé en des termes différents. Il était prévu :

 

« La limite de un million d’euros mentionnée au 3e alinéa est majorée du montant des abandons de créance consentis à une société en application d’un accord constaté ou homologué […] ou dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire ouverte à son nom[4] ».

 

Monsieur Christian ECKERT, auteur de l’amendement à l’origine de ces dispositions, a écrit : « il s’agit en quelques sortes d’apporter un soutien en trésorerie aux entreprises qui, en abandonnant leurs créances, aident elles-mêmes des entreprises qui rencontrent des difficultés ». L’avantage fiscal serait ainsi accordé non à l’entreprise bénéficiaire d’un abandon de créance, mais à l’entreprise ayant consenti cet abandon de créance.

 

Toutefois, cette interprétation a été immédiatement contredite par Monsieur Benoit HAMON lequel a déclaré : « L’amendement consiste en une mesure d’assouplissement en faveur des entreprises en difficulté, des règles d’imputation de leurs déficits. Il a pour objet de permettre la majoration du bénéfice d’imputation du montant des abandons de créances réalisés à leur profit ». Il s’agit donc de permettre à une société en difficultés ayant bénéficié d’abandons de créance de majorer le montant de son déficit imputable à hauteur du montant de ces abandons.

 

C’est cette analyse qu’a repris l’administration fiscale dans une instruction, publiée au BOFIP, du 10 avril 2013[5].

 

En 2016, le législateur réécrit la disposition en cause dans les termes précités. Il prend soin de préciser que les nouvelles dispositions ont un caractère interprétatif. La nouvelle rédaction n’aurait donc d’autre but que de clarifier les dispositions de 2012.

 

Origine de la QPC

 

Après avoir renoncé à recouvrer des créances qu’elle détenait auprès de l’une de ses filiales placée en redressement judiciaire, la société TECHNICOLOR, pour le calcul de l’IS dû sur son bénéfice de l’exercice clos en 2012, avait majoré la limite d’un million d’euros à hauteur du montant des abandons de créance consentis. L’administration fiscale a remis en cause cette majoration et a rectifié en conséquence le résultat imposable de la société.

 

C’est dans le cadre de ce litige que la société TECHNICOLOR a soulevé une QPC portant sur le paragraphe 2 de l’article 17 de la loi du 29 décembre 2016, lequel modifie l’article 209 I Alinéa 4 du Code Général des Impôts.

 

L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

L’article 16 de la Déclaration de 1789 dispose 

 

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

 

Le Conseil Constitutionnel considère que les situations légalement acquises doivent être protégées de la rétroactivité des lois, sauf si elle est justifiée par un motif d’intérêt général suffisant[6].

 

La jurisprudence du Conseil Constitutionnel a ensuite évolué dans le sens d’une protection accrue de la sécurité juridique, en faisant également porter son contrôle sur les effets qui peuvent être légitimement attendus des situations légalement acquises[7].

 

Concernant les lois interprétatives, elles sont réputées s’incorporer depuis l’origine à la loi dont elles prétendent clarifier le sens : la loi interprétative est donc, par construction, toujours rétroactive. Si la loi interprétative se borne réellement à clarifier la loi ancienne, son caractère rétroactif ne pose aucune difficulté puisque la norme applicable n’a pas changé de signification. Si, en revanche, la loi est faussement interprétative et aboutit à modifier le sens qu’avait la loi ancienne, se pose alors une question de sécurité juridique.

 

Les dispositions contestées du paragraphe 2 de l’article 17 de la loi du 29 décembre 2016 confèrent une portée interprétative, donc rétroactive, qui modifie le dernier alinéa de l’article 209 I du Code Général des Impôts.

 

Cette rétroactivité n’est susceptible de poser une difficulté au regard de la garantie des droits que si les dispositions n’ont pas le même sens que les dispositions adoptées en 2012 auxquelles elles se sont substituées.

 

Cette question du sens des dispositions adoptées en 2012 (s’appliquaient-elles aux sociétés ayant consenti des abandons de créance ou à celles en ayant bénéficié ?) n’était pas tranchée dans les motifs de la décision de renvoi du Conseil d’Etat.

 

Il revenait donc au Conseil Constitutionnel de procéder lui-même à cette interprétation. Le Conseil Constitutionnel, se fondant notamment sur les travaux préparatoires, a jugé que les dispositions insérées dans le Code Général des Impôts en 2012 s’appliquaient aux sociétés bénéficiaires d’abandons de créances :

 

« En complétant le paragraphe 1 de l’article 209 du Code Général des Impôts par la loi du 29 décembre 2012, le législateur a, ainsi qu’il résulte des travaux préparatoires, entendu donner aux sociétés auxquelles ont été consentis des abandons de créance dans le cadre d’une procédure de conciliation, de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires, la possibilité de majorer la limite de déficit déductible du bénéfice d’un exercice, à hauteur du montant des abandons de créance qui leur ont été consentis au cours de cet exercice. Il a ainsi entendu soutenir les entreprises en difficultés. »

 

Les dispositions contestées ont donc un caractère réellement interprétatif, elles se sont bornées à dire autrement ce que le législateur avait dit dès 2012.

 

Le Conseil a, dès lors, déclaré conformes à la Constitution ces dispositions qui ne portent aucune atteinte à des situations légalement acquises, ni ne remettent en cause les effets qui peuvent légitimement en être attendus :

 

       « Afin de lever toute ambiguïté sur la détermination des sociétés bénéficiaires de cette majoration, la loi du 29 décembre 2016 a remplacé ces dispositions par d’autres, plus claires, ayant le même objet et la même portée. Dès lors, compte tenu de leur caractère interprétatif, le législateur pouvait, sans porter d’atteinte à des situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations, rendre ces nouvelles dispositions rétroactivement applicables à compter des exercices clos à partir du 31 décembre 2012. Le grief tiré de la méconnaissance de la garantie des droits résultant de l’article 16 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté ».

 

Clara DUBRULLE

Vivaldi Avocats  



[1] http://www.vivaldi-chronos.com/index.php/fiscal/groupe-de-societe/6248-transmission-d-une-qpc-portant-sur-la-majoration-du-plafond-d-imputation-des-deficits-du-montant-des-abandons-de-creance

[2] Article 209 I Alinéa 3 du CGI

[3] Article 209 I Alinéa 4 du CGI

[4] Article 209 I Alinéa 4 dans sa rédaction issue de l’article 24 de la loi n°2012-1509 du 29 décembre 2012

[5] BOI – IS – DEF – 10 – 30 §220

[6] Décision n°2005-530 DC du 29 décembre 2005

[7] Décision n°2013-682 DC du 19 décembre 2013

 

 

 

 

 

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