Nullité de la période suspecte, reconstitution de l’actif du débiteur : pas de compensation entre la dette de restitution du bailleur commercial et sa créance de loyers postérieure au jugement d’ouverture

Alexandre BOULICAUT
Alexandre BOULICAUT - Juriste

Aux termes d’un arrêt publié au Bulletin en date du 12 juin 2024, la Chambre commerciale juge, dans le droit fil de sa jurisprudence antérieure, qu’il ne peut y avoir compensation entre la créance de restitution du débiteur en procédure collective suite à l’annulation de paiements effectués en période suspecte, et celle dont se prévaut le bailleur au titre des loyers échus après l’ouverture de la procédure.

SOURCE :  Cass. com, 12 juin 2024, n°23-13360, FS – B

I – La notion de « période suspecte »

Toute procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire obéit à une double logique :

  • Le principe de l’arrêt des procédures individuelles en cours à l’initiative des créanciers (et corrélativement l’interdiction de l’introduction de procédures nouvelles), qui doit conduire l’ensemble des créanciers à respecter une unique procédure, devenue collective, afin de traiter uniformément l’ensemble des dettes du débiteur ;
  • Et dans le cadre de ce traitement collectif, le respect du principe de l’égalité de traitement entre tous les créanciers.

Pour faire respecter ce principe de traitement égalitaire des créanciers, le législateur a introduit des dispositions visant à mettre à mal une éventuelle mesure d’exécution qui serait intervenue juste avant l’ouverture de la procédure collective, le créancier tentant ainsi d’échapper à la procédure collective imminente, mais également à empêcher que le débiteur aux abois ne dissipe son actif ou avantage indûment certains de ses créanciers.

C’est le mécanisme des nullités dites « de la période suspecte », période qui s’étend entre la date de la cessation des paiements et le jugement qui ouvre la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire.

Classiquement, le Code de commerce distingue les nullités de droit (art. L632-1 du C.com) et les nullités facultatives (art. L632-2 du C.com).

L’article L632-2 du Code de commerce dispose littéralement repris :

« Les paiements pour dettes échues effectués à compter de la date de cessation des paiements et les actes à titre onéreux accomplis à compter de cette même date peuvent être annulés si ceux qui ont traité avec le débiteur ont eu connaissance de la cessation des paiements.

Toute saisie administrative, toute saisie attribution ou toute opposition peut également être annulée lorsqu’elle a été délivrée ou pratiquée par un créancier à compter de la date de cessation des paiements et en connaissance de celle-ci. »

Ce texte prévoit donc que certains actes limitativement énumérés encourent la nullité lorsque deux critères sont réunis :

  • L’acte a été pratiqué à compter de la date de cessation des paiements, c’est-à-dire au cours de la période suspecte, avant l’ouverture de la procédure collective qui interdit de plein droit l’exercice d’une voie d’exécution individuelle ;
  • Pour autant que le créancier ait eu connaissance de l’existence de l’état cessation des paiements.

Ce texte vise ainsi à permettre au Mandataire Judiciaire de reconstituer l’actif du débiteur, lorsqu’il s’avère que certains créanciers, conscients de la proximité de l’ouverture de la procédure collective, ont cherché à échapper au traitement collectif et égalitaire de la procédure collective en pratiquant une voie d’exécution de « dernière minute ».

Bien évidemment, la bonne ou mauvaise foi du créancier n’est pas un critère du texte, qui s’attache uniquement à la connaissance de la date de cessation des paiements.

Pour autant, s’agissant des nullités facultatives (L 632-2) à la différence des nullités de droit (L 632-1), le Juge-Commissaire a, en la matière, un pouvoir d’appréciation, puisque le texte utilise le verbe « pouvoir » ; C’est-à-dire qu’il appartient au Juge-Commissaire d’apprécier l’opportunité de l’annulation de l’acte commis par le créancier, et de se pencher sur le comportement de celui-ci afin d’estimer s’il encourt ou pas la nullité.

II – La compensation entre la dette de restitution du créancier-bailleur contractée au cours de la période suspecte, et une créance postérieure au jugement d’ouverture : L’arrêt commenté

A la base du contentieux soumis à la Cour de cassation, une société titulaire de deux baux commerciaux est placée en liquidation judiciaire, et le fonds de commerce exploité cédé à une société cessionnaire elle-même placée en liquidation judiciaire.

Le bailleur a porté à la connaissance du liquidateur une créance de loyers impayés échus depuis l’ouverture de la procédure collective du locataire en place.

Le liquidateur a ensuite assigné le bailleur en nullité de deux saisies conservatoires pratiquées à son bénéfice et de quatre virements intervenus à son profit entre la date de cessation des paiements, et celle du jugement d’ouverture  de la procédure collective, et a demandé la condamnation du bailleur au paiement des sommes payées au cours de la période suspecte, avant de résilier les deux baux commerciaux.

En réplique, le bailleur a sollicité, dans l’hypothèse d’une annulation des opérations litigieuses, qu’une compensation soit opéré entre la dette de restitution et sa créance de loyers postérieure à l’ouverture de la liquidation judiciaire de la société débitrice.

Echec en cause d’appel du bailleur, qui se pourvoit en cassation.

Question posée à la Haute Cour : Peut-il y avoir compensation entre la dette de restitution du bailleur contractée au cours de la période suspecte après annulation de paiements effectués pendant cette période, ou du point de vue du débiteur entre sa créance de restitution, et la créance du bailleur au titre de loyers échus après le jugement d’ouverture ?

Réponse : non ! La Chambre commerciale juge que la nullité des paiements pour dettes échues effectués à compter de la cessation des paiements, qui peut être prononcée en application de l’article L.632-2 du Code de commerce, si ceux qui ont traité avec le débiteur connaissaient sa cessation de paiements, a pour finalité, selon l’article L.632-4 du même Code, de reconstituer l’actif du débiteur dans l’intérêt collectif des créanciers.

La jurisprudence est constante : toute compensation est exclue entre la dette de restitution consécutive à l’annulation d’une opération contractée après la date de cessation des paiements, et une créance admise au passif du débiteur[1].

Dans l’espèce commentée, la créance du bailleur est postérieure au jugement d’ouverture (alors qu’il s’agissait dans l’arrêt du 13 avril 2022 d’une créance antérieure déclarée et admise au passif).

L’arrêt commenté précise que la créance de restitution est dite  « indisponible ». C’est cette indisponibilité qui permet aux sommes recouvrées de réintégrer le patrimoine du débiteur afin de permettre le traitement collectif et égalitaire de tous les créanciers, selon les règles classiques de répartition.


[1] Cass. com, 13 avril 2022, n°20-22389, FS – B

Partager cet article