Bail commercial, état d’urgence sanitaire et exigibilité des « loyers covid » : dura lex, sed lex

Alexandre BOULICAUT
Alexandre BOULICAUT - Juriste

SOURCE : Cass. civ 3ème, 30 juin 2022, n°21-20127, n°21-20190, FS – PB

Question posée à la Cour : les locataires étaient-ils en droit de ne payer les « loyers covid » ? Réponse de la Cour : les « loyers covid » restent dus !

Face à la situation inédite de pandémie mondiale de Covid 19, marquée notamment sur notre territoire national par des mesures de police administrative exceptionnelles (fermeture administrative des commerces, confinement, couvre-feu, jauges dans les commerces, pass sanitaire), de très nombreux commerçants avaient décidé unilatéralement de suspendre le service courant du paiement courant des loyers et charges en opposant à leur cocontractant tout l’arsenal que pouvait leur offrir le Code civil : le manquement à l’obligation de délivrance, la perte partielle de la chose louée, l’exception d’inexécution, la force majeure.

« Action – réaction » pour les bailleurs qui avaient répliqué en saisissant la justice pour obtenir le paiement de leurs loyers devant les juridictions du fond ou la résiliation du bail commercial devant les juge des référés sur le fondement de la clause résolutoire, outre la condamnation à paiement ; juridictions des référés qui ont pour la plupart opposé la contestation sérieuse sur l’argument tiré de l’exigibilité des loyers covid soulevé par les preneurs, et qui ont renvoyé les parties à mieux se pourvoir au fond. En somme, des décisions disparates entre les juridictions aussi bien au niveau de leur formation (fond – référé), de leur situation géographique (Paris – province), ou de leur niveau de juridiction (première instance – appel).

Le 30 juin 2022, soit après plus de deux ans d’incertitudes, de débats doctrinaux et de tensions judiciaires parfois vives entre les parties à bail commercial, la Cour de cassation saisie d’une trentaine de pourvois a fait le choix d’en examiner trois d’entre eux en priorité, car ils offraient la possibilité de répondre à des questions de principe posées par cette problématique de l’exigibilité ou non des « loyers covid ».

Les questions sur lesquelles s’est penchée la Haute juridiction étaient les suivantes :

  Les mesures prises par les autorités publiques écartent-elles le droit commun de la relation contractuelle ?

  L’interdiction de recevoir du public constitue-t-elle :

1.  Un cas de force majeure invocable par le locataire ?

2.  Un manquement du bailleur à son obligation de délivrance justifiant que le locataire se prévale du mécanisme de l’exception d’inexécution ?

3.  Une perte de la chose louée, au sens de l’article 1722 du Code civil, permettant au locataire de solliciter une réduction du montant des loyers dus ?

Tour à tour, la troisième chambre civile balaye d’un revers de manche les arguments soulevés par les preneurs commerciaux :

I – Etat d’urgence et droit commun de la relation contractuelle

Premier enseignement de la série d’arrêts de principe rendus par la Cour de cassation : les mesures prises par les autorités publiques pour lutter contre la propagation du virus n’ont pas écarté l’application du droit commun de la relation contractuelle.

Pour CHRONOS, deux raisons principales à cette motivation :

  D’une part, il est renvoyé à la lecture de l’article 1103 du Code civil : « Les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». C’est le principe de la force obligatoire des contrats, principe selon lequel ce que les parties ont voulu établir dans la convention s’impose à elles, dans les conditions où elles l’ont voulu ;

  D’autre part, les mesures législatives et réglementaires ont été prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire dans le but de limiter au maximum les déplacements aux seuls achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et aux achats de première nécessité, l’interdiction de recevoir du public ne s’appliquant qu’aux commerces dont l’activité n’était pas indispensable à la vie de la Nation et dont l’offre de biens ou de servies n’était pas première nécessité. Il faut comprendre de cette motivation, (i) que les restrictions prises n’étaient pas imputables au bailleur et (ii) qu’elles ne sauraient valablement remettre en cause la relation contractuelle entre les parties ; lu entre les lignes : les loyers stipulés au contrat de bail restent dus.

II – Etat d’urgence et force majeure

Suivant les dispositions de l’article 1218 du Code civil :

« Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».

Un événement revêt la qualification de force majeure s’il répond à 3 critères cumulatifs :

  Un événement extérieur aux parties (qui échappe à tout contrôle du débiteur) ;

  Un événement imprévisible (qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat) ;

  Un événement irrésistible, c’est-à-dire un événement inévitable (dont les effets ne sauraient être évités par des mesures appropriées) et insurmontable (qui empêche l’exécution par le débiteur de son obligation).

Dans ses décisions du 30 juin 2022, la Haute juridiction rejette d’un revers de manche l’argument tiré de la force majeure :

« Il résulte de l’article 1218 du Code civil que le créancier qui n’a pas pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure ».

Il est intéressant de remarquer que la Cour ne raisonne pas sur le terrain de la prétendue impossibilité de payer une somme d’argent (force majeure financière) mais sur le terrain que l’impossibilité pour le créancier, en l’espèce le preneur, de recevoir la contrepartie promise à savoir la jouissance paisible de la chose louée. La Cour rappelle que la force majeure ne peut être invoquée que par le débiteur qui ne peut exécuter, et non par le créancier qui ne peut recevoir.

La réponse aurait été identique sur le terrain de la force majeure financière. Il n’aura pas échappé au lecteurs avertis de CHRONOS que depuis un arrêt de principe du 16 septembre 2014[1], la troisième chambre a jugé que : « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure ».

En d’autre terme, l’insolvabilité n’est pas un événement irrésistible au sens du texte précité.

Exit donc la force majeure.

III – Etat d’urgence et obligation de délivrance du bailleur

Second argument opposé par les preneurs : le manquement à l’obligation de délivrance.

Au fil d’une jurisprudence désormais bien ancrée, la Cour de cassation a érigé l’obligation de délivrance du bailleur en obligation essentielle et continue, caractéristique du louage de chose : le bailleur est tenu, tout au long du bail, de faire le nécessaire pour permettre au preneur la jouissance des locaux conformément à leur destination contractuelle (article 1719, 1° et 1720 alinéa 1er du Code civil). Cette obligation de délivrance qui pèse sur le bailleur revêt en pratique deux composantes : la mise à disposition du local et une mise en état conforme de la chose louée.

Certains preneurs ont donc excipé le manquement du bailleur à l’une de ses obligations essentielles pour échapper au paiement des loyers. Argument qui fait long feu devant la Haute juridiction qui juge que :

« La mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n’est pas constitutive d’une inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance.

Dès lors les commerçants ne pouvaient se prévaloir du mécanisme de l’exception d’inexécution pour suspendre le paiement de leurs loyers ».

La Haute juridiction fait reposer l’imputabilité des fermetures des commerces sur le législateur et non sur les bailleurs commerciaux :

« Ayant relevé que les locaux loués avaient été mis à disposition de la locataire (…), que l’impossibilité d’exploiter (…) était du seul fait du législateur ».

L’argument est logique pour l’équipe CHRONOS : D’une part, la crise sanitaire a frappé indifféremment chacune des parties à bail commercial. D’autre part, en dehors de la crise sanitaire, il ne faut pas oublier qu’il existe des cas où la fermeture administrative liée à un risque d’effondrement de l’immeuble consécutif à une absence de travaux d’entretien à la charge du bailleur puisse pour le coup être supportée par le bailleur qui peut le cas échéant réparer la perte du fonds de commerce, mais également le préjudice économique entre la fermeture administrative et la résiliation judiciaire du bail. Mais en l’espèce, sauf à démontrer que c’est le bailleur qui a ramené le Covid-19 de Chine, preuve impossible à rapporter, il est difficile de retenir la responsabilité du bailleur dans « les mesures législatives et réglementaires prises dans le cadre de la crise sanitaire », qu’il a pour le coup subi.

Exit également le manquement à l’obligation de délivrance.

IV – Etat d’urgence et perte de la chose louée

Les espoirs placés par certains preneurs en l’article 1722 du Code civil qui dispose en substance qu’un locataire puisse demander la baisse du prix du bail ou sa résiliation s’il a perdu la chose louée dans des circonstances fortuites, sont également balayés par la Haute juridiction qui juge que l’effet de l’interdiction de recevoir du public, « mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être assimilé à la perte de la chose louée, au sens de l’article 1722 du Code civil ».

V – Sur la notion de bonne foi dans l’exécution des contrats

Enfin, la Cour de cassation rappelle à bon droit, au visa de l’article 1104 du Code civil que : « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi ».

La Cour ne manque pas de relever sur ce point dans le cas d’espèce[2] que le bailleur « avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi » en proposant de différer le règlement du loyer d’avril 2020 pour le reporter sur le troisième trimestre, voire sur le quatrième trimestre, proposition qui avait d’ailleurs été refusée par le preneur….

L’équipe CHRONOS a toujours insisté, en cas de difficulté, sur l’impératif absolu de privilégier quel  que soit le mécanisme retenu la voie de la négociation[3], tant du côté preneur que du côté bailleur : Pour le premier, il était nécessaire d’entrer en relation avec le bailleur et de proposer des solutions alternatives, comme des abandons de loyers, un gel des paiement suivi d’un moratoire. Pour le second, il était vivement conseiller d’accepter à minima un moratoire.

A n’en pas douter, l’argument tiré de la bonne ou mauvaise foi des parties a pesé dans l’esprit des juges du Quai de l’Horloge et dans la motivation des arrêts de principe rendus.

Pour conclure cet article CHRONOS, la solution de principe de la Haute juridiction valide la doctrine posée par notre cabinet dès le mois de mars 2020 : aucun texte n’est venu suspendre ou neutraliser le paiement des « loyers Covid » qui restent dus. Si le législateur avait voulu supprimer l’obligation du preneur à bail de payer ses loyers, nul doute qu’il s’y serait pris dès le début de la pandémie.

Ces deux décisions (sur une trentaine de pourvois formés …) sont les bienvenues et ont le mérite de donner un premier cap sur la position de la juridiction suprême de l’ordre judiciaire en matière de « loyers Covid ». Nul doute que celles-ci seront utilisées à bon escient par les bailleurs commerciaux dans leur contentieux en cours, c’est de bonne guerre diront certains.

[1] Arrêt Cass. Com. 16 septembre 2014 n°13-20.306

[2] Cass. civ 3ème, 30 juin 2022, n°21-20190, FS – PB

[3] http://vivaldi-chronos.com/affaires-et-patrimoine/contrats-civils-et-commerciaux/contrats-commerciaux-covid-19-force-majeure-imprevision-et-ordonnances-a-venir-etat-des-lieux/

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