Administrateur judiciaire : Résiliation tardive d’un contrat et réparation du préjudice.

Eléonore CATOIRE
Eléonore CATOIRE - Avocat

La résiliation tardive d’un bail par l’Administrateur provisoire d’une société, finalement placée en redressement puis liquidation judiciaire, peut justifier une action en responsabilité à son encontre sur le fondement toutefois de la perte de chance.

Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 23 novembre 2022, 21-14.250, Inédit

Dans un nouvel arrêt, quoiqu’inédit, la Cour de cassation s’interroge sur la possibilité d’engager la responsabilité d’un Administrateur judiciaire lorsque celui-ci a tardivement résilié un bail.

A l’origine de ce contentieux, une société (Bailleur) consent à une autre société (Preneur) un contrat de location de matériel d’éclairage et de sonorisation. La formalisation de la détérioration de la relation contractuelle s’illustre par l’assignation du Preneur par le Bailleur, en résiliation du contrat et paiement des arriérés de loyers.

Au cours de la procédure, un Administrateur provisoire est rapidement nommé avec une mission d’administration, c’est-à-dire la plus large possible puisqu’il se substitue directement aux organes sociaux, qui ne peuvent plus diriger la société.

Pure institution prétorienne, ce mandataire est désigné par le juge en cas de crise grave empêchant le fonctionnement normal de la société. Il se distingue du mandataire ad hoc.

Ces deux personnages peuvent être résumés comme suit :

  • L’administrateur provisoire est désigné en cas de circonstances exceptionnelles puisqu’il atteint la souveraineté même des associés de la société. Il intervient en lieu et place de ses organes sociaux, qui ne peuvent plus remplir leur mission, c’est la raison pour laquelle deux strictes conditions doivent être réunies (C.Cass, 18 mai 2010, N°09.14.838)

— Une atteinte au fonctionnement normal des organes sociaux

— L’exposition de l’intérêt social à un péril imminent.

Le juge saisi de cette difficulté devra apprécier en fonction de la situation actuelle et interne de la société ; mais cette désignation est presque subsidiaire, il faudrait qu’aucune autre mesure ne soit envisageable.

  • Le mandataire ad hoc est, a contrario, beaucoup plus facile à désigner puisqu’il n’est chargé par le juge que d’une mission précise, alors qu’en parallèle les dirigeants conservent leurs attributions. Par exemple, il peut être désigné pour convoquer une assemblée générale en cas de défaillance du dirigeant. Le bienfondé de sa désignation n’est alors pas soumise à la démonstration préalable des deux conditions précitées.

L’administrateur provisoire ainsi désigné pour le Preneur a réussi à amener les cocontractantes à un accord, lequel a été entériné par le juge des référés.

Cet accord prévoyait :

  • la poursuite du contrat,
  • la renonciation par le Bailleur à sa demande de résiliation
  • la reconnaissance par le Preneur de sa dette (+180.000€) au titre de l’arriéré de loyers
  • l’octroie d’un délai de paiement de 12 mois à la preneuse.

A peine quelques mois plus tard, le local du Preneur subit un dégât des eaux dans son local d’exploitation (la Seine qui déborde !), et pire, se voit placé en Redressement judiciaire.

Le même Administrateur judiciaire, de nouveau désigné avec pour mission d’administrer l’entreprise (Preneur) décide cette fois de résilier le bail.

Finalement, la procédure collective est convertie en liquidation judiciaire, et c’est là que la question se pose de la responsabilité du mandataire désigné par le juge.

Le Bailleur qui se considère victime d’une faute de l’Administrateur judiciaire, qui a laissé le contrat de location se poursuivre en sachant que la société débitrice n’était pas en mesure de payer les loyers courants, l’assigne en responsabilité personnelle pour obtenir réparation. En effet, compte tenu du comportement du mandataire, il considère que son préjudice relatif aux loyers impayés entre le jugement d’ouverture et la résiliation du contrat lui est directement imputable.

Sanctionné par les juges du fond, l’Administrateur judiciaire se pourvoit en cassation, et fait grief à ses juges d’avoir considéré qu’il avait commis une faute en ne résiliant pas plus tôt le contrat litigieux, et de dire que le préjudice en résultant correspondrait au montant des loyers dus et impayés entre le jugement d’ouverture et la date de résiliation du contrat.

Il invoque l’argument de la réparation intégrale selon lequel « l’indemnisation doit être à l’exacte mesure du préjudice subi », or, les juges n’ont pas déterminé la probabilité de relocation du matériel aux mêmes charges et conditions si le contrat avait été résilié plus tôt.

Les juges du Quai de l’Horloge censurent leurs collègues du fond dans un dispositif repris in extenso :

« Vu l’article 1382, devenu 1240, du code civil :

12. Il résulte de ce texte que la réparation d’une perte de chance, qui doit être mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.

13. Pour allouer à la société (BAILLEUR) la somme de 36 000 euros à titre de dommages et intérêts, après avoir retenu contre (ADMINISTRATEUR JUDICIAIRE) une faute consistant à avoir tardé à résilier le contrat litigieux, l’arrêt retient que le préjudice résultant de l’absence de résiliation du contrat avant le 30 septembre 2016 est constitué des loyers dus et impayés entre le jugement d’ouverture et la résiliation, ce préjudice étant certain et découlant directement de l’abstention fautive de (ADMINISTRATEUR JUDICIAIRE) et que, le contrat stipulant que le loyer est dû avant le mois de la location et avant le 1er de chaque mois, ces loyers sont ceux dus aux 1ers juillet, août et septembre 2016, soit la somme totale de 36 000 euros.

14. En statuant ainsi, alors que, même si (ADMINISTRATEUR JUDICIAIRE) avait résilié le contrat de location de matériels dès le jour du jugement d’ouverture, le 29 juin 2016, rien ne garantissait que la société (BAILLEUR) fût parvenue à relouer ces matériels immédiatement après leur restitution et de surcroît pour un loyer identique, de sorte qu’en présence d’un aléa, le préjudice de perte de loyers subi par la société (BAILLEUR) ne pouvait consister qu’en une perte de chance, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

La Cour de cassation se fondant sur l’article 1240 du Code civil (ancien 1382) considère alors que la réparation d’une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue.

Elle ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. Nuance.

Ainsi donc en allouant l’équivalent des loyers entre le jugement d’ouverture et la résiliation au Bailleur, alors que rien ne garantissait qu’il serait parvenu à relouer le matériel immédiatement après leur restitution par la société placée en procédure collective, et de surcroît aux charges et conditions identiques. 

Les juges de la Haute Cour considèrent en effet que la présence d’un aléa empêche le calcul du montant du préjudice par l’addition des loyers impayés dans la période invoquée.

Le préjudice du Bailleur ne peut consister qu’en une perte de chance, il doit donc être réévalué.

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