Droit pénal des sociétés : une société peut être déclarée complice de crimes contre l’humanité

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

Sources : Cass. Crim., 07 septembre 2021 n° 19-87.337 FS-B

I –

La Chambre Criminelle avait à trancher du pourvoi formé par une société de droit français mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité, sur le fondement des articles 121-7 et 212-1 du Code Pénal au motif d’avoir, en connaissance d’exactions commises par des organisations terroristes opérant en SYRIE, fourni une aide et une assistance à ces derniers en finançant leur activité criminelle dont ses dirigeants ne pouvaient ignorer la gravité et l’étendue.

Petit rappel sur les textes :

  L’article 212-1 du Code Pénal qualifie de crime contre l’humanité :

  « l’atteinte volontaire à la vie ;

  l’extermination ;

  la réduction en esclavage ;

  la déportation ou le transfert forcé de population ;

  l’emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;

  la torture ;

  le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;

  la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissible en droit international ;

  la disparition forcée ;

  les actes de ségrégation (…) ;

  les autres actes inhumains de caractère analogue (…) »

Etant ajouté que pour être qualifiés comme tels, ces actes doivent avoir été commis « en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique ».

Si le crime contre l’humanité se distingue des autres actes criminels « ordinaires » par sa systématisation à l’encontre d’une population ou d’un groupe de population, la complicité, quant à elle, est définie à l’article 121-6 du Code Pénal et peut se résumer comme « une criminalité d’emprunt ».

Dans l’espèce commenté, la société LAFARGE, cimenterie internationale bien connue, avait construit une cimenterie près de JALABIYA (SYRIE), et l’a fait exploiter par une de ses sous-filiales dénommées LAGARGE CEMENT SYRIA.

Cette cimenterie s’est retrouvée entre 2012 et 2015 sur le territoire conquis par l’Etat Islamique. La cimenterie a alors évacué l’ensemble des nationaux non syriens sur l’Egypte qui ont continué à exercer à distance et continué l’exploitation par les salariés syriens, tout en versant des sommes d’argent par l’intermédiaire de diverses personnes aux différentes factions armées qui ont successivement contrôlé la région et étaient en mesure de compromettre l’activité de la cimenterie.

En novembre 2015, deux associations internationales ont porté plainte avec constitution de partie auprès d’un Juge d’Instruction français, faisant grief à LAFARGE de financement d’entreprise terroriste et de complicité de crime de guerre et de crime contre l’humanité, d’exploitation abusive du travail d’autrui et de mise en danger de la vie d’autrui.

LAFARGE a été mise en examen en 2018 du chef notamment de complicité de crime contre l’humanité, financement d’entreprise de terrorisme et mise en danger de la vie d’autrui.

Les auteurs de la plainte et les prévenus ont, pour la part des décisions du Juge d’Instruction qu’ils jugeaient insatisfaisant, saisi la Chambre d’Instruction. La Cour de Cassation avait, quant à elle, à répondre des pourvois formés contre cette décision de la Chambre d’Instruction et notamment d’un moyen développé par les associations internationales qui reprochaient à la Chambre d’Instruction d’avoir prononcé la nullité de la mise en examen de la Société LAFARGE pour des faits de complicité de crime contre l’humanité. Pour casser l’Arrêt de la Chambre d’Instruction de la Cour d’Appel de PARIS qui invalidait la mise en examen de la Société LAGARGE pour complicité de crime contre l’humanité, la Cour de Cassation procède par un raisonnement par étape qu’il convient ici de livrer, puisqu’en définitive, la mésaventure de la Société LAFARGE est une leçon de compliance que les entreprises, se développant à l’international, se doivent de méditer.

II –

La Haute Cour rappelle, tout d’abord, que le crime contre l’humanité est « le plus grave des crimes car au-delà de l’attaque contre l’individu, qu’il transcende, c’est l’humanité qu’il vise et qu’il nie ». L’Arrêt commenté (ci-après : « l’Arrêt ») précise ensuite que pour que ce crime (dont l’existence ne faisait pas débat dans la procédure pénale) soit caractérisé, il faut apporter la preuve de l’existence de chacun des éléments constitutifs et notamment la démonstration de l’existence, en la personne de son auteur, du plan concerté défini par le texte précité, la Cour ajoutant « un tel crime ne se réduisant pas au crime de droit commun qu’il suppose ».

Mais l’enseignement tient moins à la qualification de crime contre l’humanité qu’aux éléments susceptibles de caractériser la complicité d’une personne morale dans ces crimes.

Et sur ce point, la Cour rappelle, à juste titre d’ailleurs, que l’article L.121-7 du Code Pénal n’exige ni que les complices de crime contre l’humanité appartiennent à l’organisation, le cas échéant coupables de ce crime, ni qu’ils adhérent à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, ou encore qu’ils approuvent la commission de crime de droit commun constitutif de crime contre l’humanité.

La complicité est en revanche retenue au § 67, ainsi rédigé :

« Il suffit qu’il ait connaissance que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation ».

Appliquant le droit au fait, en son § 74, l’Arrêt précise que l’Etat Islamique, ainsi que d’autres groupes qui lui étaient associés, avaient pour objectif d’imposer « la charia sur le territoire contrôlé et qu’il est vraisemblable que ces actes (divers crimes décrits dans l’Arrêt de Cassation partiel) présentaient un caractère généralisé et systématique sur la population civile ».

Autrement dit, la Chambre d’Instruction estime que « business as usual » ne vaut pas partage et conviction des méthodes avec les personnes avec lesquelles on commerce.

A tort répond la Cour de Cassation :

« En statuant ainsi, alors qu’il se déduisait de ces constatations, d’abord que la Société LAFARGE a financé, via ses filiales, les activités de l’Etat Islamique à hauteur de plusieurs millions de dollars, ensuite, qu’elle avait une connaissance précise des agissements de cette organisation, susceptibles d’être constitutifs de crime contre l’humanité, la Chambre de l’Instruction a méconnu les textes susvisés et les principes   ci-dessus rappelés ».

Et l’Arrêt, à son § 82, d’ajouter :

« il n’importe, en second lieu, que le complice agisse en vue de la poursuite d’une activité commerciale, circonstance ressortissant au mobile et non à l’élément intentionnel ».

La décision est extrêmement sévère puisqu’elle crée automatiquement le lien de causalité de la complicité entre le financement d’une organisation que l’on sait terroriste avec la seule volonté de poursuivre une activité commerciale.

Cette jurisprudence, qui fait les honneurs de la publication, doit conduire les chefs d’entreprises françaises, dont une des filiales est implantée dans une zone de terroristes, à cesser toute activité puisque, sans nul doute, la poursuite de cette activité devra, un jour ou l’autre, passer par la contribution à un impôt de « révolutionnaire ».

Par cette décision, la Cour de Cassation continue à bouleverser la géoéconomique mondiale des entreprises internationales françaises.

III –

Ce n’est pas la première fois que la Cour de Cassation s’empare du sujet. Ainsi, la Chambre Criminelle s’était prononcée à deux reprises en 1997 et 2019[1] ; la Chambre Sociale a également statué à deux reprises en 2016 et 2020[2], mais pas de façon aussi nette puisque jusqu’à présent, la Haute Cour se penchait plus sur la recherche de l’existence d’une obligation particulière de prudence et de sécurité imposée par la loi ou par le règlement (mise en danger de la vie d’autrui) qui pouvait être consubstantielle au maintien d’une activité industrielle ou commerciale en zone de conflit. Quant à la Chambre Sociale, elle s’est particulièrement intéressée à la notion de co-emploi en rappelant dans son Arrêt de 2020,  fort remarqué (cf note de bas de page) que hors l’existence  d’un lien de subordination, une société partie d’un groupe ne peut être qualifiée de co-employeur du personnel employé par une autre que s’il existe, au-delà nécessaire coordination, des actions économiques entre la société appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur  conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière.

Et l’on comprend évidemment l’intérêt pour des salariés, employés dans des zones de conflit, de rechercher la protection du contrat de travail français, par une entreprise dont on recherche la qualification de co-employeur.

[1] Cass. Crim. 23 janvier 1997, n° 96-84.822 et Cass. Crim. 13 novembre 2019, n° 18-82.718

[2] Cass. Soc. 06 juillet 2016 n° 15-15.493 et 25 novembre 2020 n° 18-13.769

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