Source : Cass Soc 8 juillet 2020 n° 18-23743
Les restrictions apportées par l’employeur à la liberté du salarié de manifester ses opinions et convictions religieuses ont alimenté nombre de contentieux notamment en matière de port du voile islamique.
Il s’agit en l’occurrence du port de la barbe et plus précisément de sa taille, perçue par l’employeur en tant que signifiante sur le plan religieux et politique, ce qui l’a amené à demander au salarié d’adopter une apparence neutre afin de lui confier des missions.
Le salarié avait été recruté pour exercer les fonctions de consultant en sûreté dans l’entreprise dont l’activité est d’assurer des prestations de services dans le domaine de la sécurité et de la défense des gouvernements, ONG ou entreprises privées.
L’employeur a procédé au licenciement pour faute grave du salarié motif pris notamment de l’impossibilité de le repositionner sur une mission compte tenu du refus de celui-ci d’adopter une apparence plus neutre.
Il a énoncé dans la lettre de licenciement : “vous saviez pertinemment que votre barbe taillée d’une manière volontairement très signifiante aux doubles plans religieux et politique, ne pouvait être comprise que comme une provocation par notre client, et comme susceptible de compromettre la sécurité des équipes et de vos collègues sur place”…
Un second grief était reproché au salarié, celui d’avoir menti en se disant victime de “menaces de mort” au Yémen pour mettre fin à une première mission en taisant que le client lui avait demandé de de quitter le projet car la qualité de ses services était très insuffisante.
Le salarié saisit le Conseil des Prud’hommes pour licenciement nul car discriminatoire.
La Cour d’Appel de VERSAILLES par un arrêt en date du 27 septembre 2018[1] fait droit à ses demandes et ordonne sa réintégration.
L’arrêt est très précisément motivé : il s’inspire des arrêts rendus la Cour de Cassation concernant le port du voile et de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne.
La Cour d’Appel a relevé que l’employeur ne justifiait pas comment la taille de la barbe pouvait être admissible ou pas en fonction des impératifs de sécurité pas plus qu’il ne justifiait le contenu des exigences du client.
L’employeur a formé un pourvoi motivé par l’argumentation suivante :
La restriction qu’il a apportée est légitime, proportionnée et objectivement justifiée.
La légitimité d’une restriction portée à la liberté religieuse d’un salarié n’est pas subordonnée à l’existence d’une note de service ou d’un règlement intérieur.
Le salarié est tenu car affecté à des missions dans des zones à risques, de revêtir une apparence tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels il doit se rendre.
Le salarié devant prendre ses fonctions au Yémen, l ‘injonction de revenir à un port de barbe exclusif de toute connotation religieuse était destinée à éviter de remettre en cause la sécurité de la mission.
La Cour d’Appel aurait dû examiner si le refus du salarié ne constituait pas une méconnaissance de ses obligations contractuelles.
La Cour de Cassation écarte cette argumentation.
Elle rappelle au visa des articles L1121-1, L1132-1 dans sa rédaction alors applicable et L1133-1 du Code du Travail mettant en œuvre en droit interne les dispositions du 2§2 et 4,§1 de la directive 2000/ 78/CE que les restrictions à la liberté religieuse doivent être :
– Justifiées par la nature de la tâche à accomplir,
– Répondre à une exigence professionnelle, essentielle, déterminante et
– Proportionnées au but recherché.
La Cour de Cassation a clairement affirmé dans l’affaire très médiatisée de la crèche Baby-Loup [2] que le règlement intérieur peut sous certaines conditions, apporter des restrictions à l’expression de signes politiques, religieux ou philosophiques.
La Haute Cour précise à nouveau ici que l’employeur peut prévoir une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec des clients.
Elle approuve la Cour d’Appel qui relevant que l’employeur ne produisait aucun règlement intérieur ni aucune note de service précisant la nature des restrictions qu’il entendait imposer au salarié en raison des impératifs de sécurité invoqués, en a déduit que l’interdiction faite au salarié dans l’exercice de ses missions, du port de la barbe en tant que manifestation de convictions religieuses et politiques, caractérise l’existence d’une discrimination.
Le constat de l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante pourrait le cas échéant justifier une restriction à la liberté religieuse ou politique :
La Cour de Cassation réaffirme ici qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne que la notion d’exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 paragraphe 1, de la Directive 2000/78 du 27 novembre 2000 renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle ; elle ne saurait couvrir des considérations subjectives telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.
La CJUE avait été saisie d’une question préjudicielle dans une affaire concernant une ingénieure d’études qui refusait d’ôter son foulard en clientèle.
Cette décision s’inscrit également dans le prolongement de l’arrêt de la Chambre Sociale en date du 22 novembre 2017[3] tenant compte de la position de la CJUE.
Les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connoté de façon religieuse ne sauraient en conséquence par elles-mêmes être considérées comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
La Cour de Cassation reconnaît toutefois la possibilité pour l’employeur d’invoquer un danger lié à des impératifs de sécurité :
Elle approuve la Cour d’Appel d’avoir dit que l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et par suite permet à l’employeur d’imposer une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif.
L’employeur ne justifiait pas en quoi le port de la barbe pouvait représenter un danger objectif de sorte qu’il ne pouvait se prévaloir des demandes du client.
[1] CA VERSAILLES, 27 septembre 2018, n°17-02375
[2] Cass Assemblée Plénière 25/6/2014 n°13-28369
[3] Cass. Soc. 22 novembre 2017 n°13-19.855