L’imprudence du maître d’ouvrage public ne libère pas le maître d’œuvre de son devoir de conseil lors de la réception des travaux

Amandine Roglin

CE, 1er déc. 2025, n° 503890

La connaissance, par le maître d’ouvrage public, de désordres affectant l’ouvrage avant sa réception ne saurait, à elle seule, exonérer le maître d’œuvre de sa responsabilité pour manquement à son obligation de conseil. Une telle circonstance est seulement susceptible de conduire à un partage de responsabilité, justifiant une limitation de l’indemnisation.

1. Le principe : la persistance du devoir de conseil du maître d’œuvre lors de la réception

Il est de jurisprudence constante que le maître d’œuvre est tenu, jusqu’aux opérations de réception, d’un devoir de conseil actif et loyal à l’égard du maître d’ouvrage. Ce devoir implique notamment d’attirer son attention sur les désordres apparents ou prévisibles affectant l’ouvrage, afin de lui permettre soit de différer la réception, soit de la prononcer avec réserves.

Le Conseil d’État a clairement affirmé que

« la seule circonstance que le maître d’ouvrage ait eu connaissance des désordres avant la réception ne saurait exonérer le maître d’œuvre de son obligation de conseil lors des opérations de réception »


(CE, 10 juill. 2013, n° 359100).

Cette solution s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle bien établie selon laquelle le manquement au devoir de conseil est caractérisé dès lors que le maître d’œuvre s’abstient d’éclairer utilement le maître d’ouvrage sur les conséquences juridiques et techniques d’une réception sans réserve (CE, 26 janv. 2007, n° 264490 ; CE, 3 oct. 2012, n° 350306).

2. L’erreur du juge du fond : l’imprudence du maître d’ouvrage ne peut être la cause exclusive du préjudice

Par un jugement du 17 avril 2025, le Tribunal administratif de Caen a écarté toute responsabilité du maître d’œuvre, au motif que la commune avait commis une imprudence fautive en réceptionnant l’ouvrage sans réserve malgré sa connaissance des désordres. Le tribunal a estimé que cette imprudence constituait la cause exclusive du préjudice.

Toutefois, il ressortait des pièces du dossier que le maître d’œuvre :

  • avait constaté dès le 16 janvier 2004 des dégradations importantes des dalles et pavés ;
  • avait évoqué, le 2 avril 2004, l’hypothèse de dégradations permanentes ;
  • avait relevé, le 11 juin 2004, le caractère défectueux des reprises partielles ;
  • avait envisagé à plusieurs reprises une réception assortie de réserves.

Malgré ces éléments concordants, le maître d’œuvre a finalement préconisé une réception sans réserve le 25 juin 2004, en contradiction manifeste avec ses propres constats antérieurs.

3. La position du Conseil d’État : une faute du maître d’ouvrage, mais un partage de responsabilité

Pour le Conseil d’État, si la commune a certes commis une grave imprudence en prononçant la réception définitive sans réserve alors que les désordres étaient connus et susceptibles d’évoluer, cette faute ne saurait exonérer totalement le maître d’œuvre de sa responsabilité.

La Haute juridiction administrative rappelle que la faute du maître d’ouvrage ne peut être regardée comme la seule source du préjudice, dès lors que la commune, dépourvue de services techniques spécialisés, s’est essentiellement fondée sur les recommandations du maître d’œuvre. Or, celui-ci avait précisément pour mission d’éclairer la personne publique sur l’opportunité et les risques d’une réception sans réserve.

Cette analyse est conforme à la jurisprudence selon laquelle l’imprudence du maître d’ouvrage peut conduire à une atténuation, mais non à une exclusion, de la responsabilité du maître d’œuvre (CE, 21 mars 2011, n° 334045 ; CE, 5 juin 2015, n° 370554).

4. La solution retenue : une limitation de responsabilité à hauteur de la moitié du préjudice

En définitive, le Conseil d’État juge que :

  • l’imprudence de la commune justifie un partage de responsabilité ;
  • le manquement du maître d’œuvre à son devoir de conseil demeure établi ;
  • la réparation due par le maître d’œuvre doit être limitée à la moitié du préjudice subi par la commune.

Cette solution illustre l’équilibre recherché par la jurisprudence administrative entre la nécessaire vigilance du maître d’ouvrage public lors de la réception et la responsabilité spécifique du maître d’œuvre, dont le rôle de conseil constitue une garantie essentielle de la bonne exécution des travaux publics.

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