Le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties.
Cour de cassation, 3ème chambre civile, 30 avril 2025, n° 23-18.729
I –
En l’espèce, en 2014, des créanciers ont fait procéder à la saisie des parts sociales détenues par leur débiteur dans plusieurs sociétés civiles immobilières, dont une société civile immobilière.
En 2017, avant sa dissolution et sa liquidation, la SCI a procédé à la cession d’un immeuble, acquis en 2005 pour un montant de 120 000 euros, au profit d’un coassocié du débiteur et de l’épouse de ce dernier, pour un prix de 75 000 euros.
Les créanciers ont alors assigné le débiteur, le coassocié acquéreur et l’épouse de ce dernier, en réparation, en invoquant notamment une fraude paulienne.
II –
La cour d’appel a rejeté la demande des créanciers tendant à la condamnation solidaire des acquéreurs à leur verser une somme correspondant au montant de leur créance à l’encontre du débiteur.
Pour statuer ainsi, la cour a retenu que l’immeuble litigieux avait été vendu à un prix conforme à sa valeur de marché. Elle s’est fondée, d’une part, sur une estimation réalisée à titre privé par un expert inscrit sur les listes judiciaires, produite par les acquéreurs, et, d’autre part, sur le fait que ce prix, augmenté du coût des travaux réalisés après la vente, correspondait à cette évaluation.
Les créanciers reprochaient à la cour de s’être exclusivement appuyée sur une expertise amiable, réalisée unilatéralement à la demande des acquéreurs et en dehors de tout débat contradictoire, en violation, selon eux, des exigences de l’article 16 du code de procédure civile et de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
III –
Par arrêt en date du 30 avril 2025, la Cour de cassation casse l’arrêt rendu par la cour d’appel au visa de l’article 16 du code de procédure civile.
La Haute juridiction rappelle que le juge ne peut fonder sa décision exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties. En l’espèce, pour rejeter la demande indemnitaire formée par les créanciers, la cour d’appel avait retenu que le prix de vente de l’immeuble, augmenté du coût des travaux réalisés postérieurement à la cession, était conforme à une estimation réalisée à titre privé par un expert inscrit sur les listes judiciaires, produite par les acquéreurs.
En statuant ainsi, sans relever l’existence d’éléments de preuve complémentaires corroborant cette expertise unilatérale, la cour d’appel s’est fondée exclusivement sur un rapport non judiciaire et non contradictoire. Elle a, ce faisant, méconnu les exigences du principe du contradictoire, en violation de l’article 16 du code de procédure civile.
IV –
Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation, qui encadre de manière stricte l’usage probatoire des rapports d’expertise non judiciaires lorsqu’ils sont établis unilatéralement et de manière non contradictoire.
Le principe du contradictoire, érigé en garantie essentielle du procès équitable, empêche le juge de fonder sa décision exclusivement sur un rapport d’expertise amiable, même lorsqu’il émane d’un expert inscrit sur les listes judiciaires, dès lors qu’il a été établi à la seule initiative d’une partie et en dehors de tout débat contradictoire.
V –
Cette exigence du contradictoire, affirmée à propos des expertises amiables, tend à s’étendre aux expertises judiciaires elles-mêmes, lorsqu’elles ont été réalisées sans convocation régulière des parties.
Ainsi, dans un arrêt du 30 novembre 2023, rendu au visa de l’article 16 du code de procédure civile, la deuxième chambre civile a rappelé que, lorsqu’un rapport d’expertise est versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire des parties, le juge ne peut refuser de l’examiner au seul motif qu’une des parties n’a pas été appelée aux opérations d’expertise. Toutefois, il ne peut se fonder exclusivement sur un tel rapport non contradictoire : il lui appartient de rechercher s’il est corroboré par d’autres éléments de preuve. (Cour de cassation, 30 novembre 2023, n° 21-25.640).
Si une expertise irrégulière peut conserver une valeur probatoire, elle ne saurait fonder à elle seule la décision du juge.
En l’absence de nullité régulièrement soulevée, elle demeure un élément de preuve soumis au débat contradictoire (art. 175 du CPC). Le juge doit alors respecter une double exigence : garantir un contradictoire, même différé, sur le rapport, et rechercher des éléments de preuve complémentaires, sauf à vider le principe du contradictoire de sa substance.
Cette jurisprudence s’inscrit dans une évolution amorcée notamment en matière d’expertises extrajudiciaires (Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710), et tend à renforcer l’effectivité du principe du contradictoire, au-delà même de la distinction entre expertises amiables et judiciaires.
Elle consacre ainsi une exigence constante : une expertise, qu’elle soit judiciaire ou non, ne peut fonder à elle seule la décision du juge si elle n’a pas été établie dans des conditions garantissant un débat contradictoire effectif.
VI –
Enfin, il est intéressant de mettre en parallèle l’arrêt du 30 avril 2025 avec une autre décision récente, qui illustre une évolution de la jurisprudence concernant la recevabilité et la force probante des expertises privées.
Dans un arrêt du 30 janvier 2025 (Cass. 3e civ., n° 23-15.414), la Cour de cassation a confirmé la recevabilité probatoire de rapports d’expertise privée lorsqu’ils se corroborent mutuellement.
En l’espèce, alors que l’expert judiciaire n’était pas parvenu à imputer les désordres à l’entreprise mise en cause, les deux rapports d’expertise confirmaient l’existence d’un taux d’humidité anormal et localisaient l’infiltration au niveau d’une évacuation d’eaux pluviales, précisément dans la zone d’intervention de la société mise en cause.
La cour d’appel, constatant que ces expertises se corroboraient mutuellement quant à la persistance du désordre et à son origine, a retenu la responsabilité décennale de l’entreprise.
Saisi d’un moyen contestant cette décision au regard de l’article 16 du code de procédure civile et de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi. Elle a considéré que les juges du fond avaient pu se fonder sur ces expertises privées corroborées, dès lors qu’elles avaient été régulièrement versées aux débats et soumises à la discussion contradictoire.