INCIDENCE DE LA FAUTE DE LA VICTIME SUR L’ETENDUE DU DROIT A REPARATION

Laurine DURAND-FARINA
Miniature people standing on a pile of coins.

Il résulte de l’article 1240 du code civil que, si la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable, sa faute, lorsqu’elle a contribué à l’aggravation du dommage, diminue son droit à réparation.


Cour de cassation, 5 juin 2025, n° 23-23.775

I –

Par un arrêté préfectoral de 1978, une société industrielle a été autorisée à exploiter, dans une ancienne carrière d’argile, une décharge destinée à accueillir des résidus de traitement chimique issus de son activité de fabrication d’acier. Cette exploitation a cessé en 1992, et des travaux de remise en état ont été prescrits par l’administration en 1997, achevés deux ans plus tard.

Estimant que la décharge avait entraîné une pollution de leurs terrains et d’un cours d’eau voisin, des éleveurs exploitant une ferme bovine ont sollicité, dès 2001, la désignation d’un expert en référé. Face à la persistance des troubles allégués, plusieurs expertises supplémentaires ont été ordonnées jusqu’en 2017.

En 2019, les exploitants agricoles ont assigné l’exploitant industriel, agissant en qualité de successeur de la société initialement autorisée, afin d’obtenir la réparation des préjudices subis du fait de la pollution, ainsi que la dépollution de leurs parcelles, sur le fondement du trouble anormal de voisinage.

II –

Par un arrêt du 28 septembre 2023, la cour d’appel, a retenu l’existence d’un trouble anormal de voisinage et a :

  • Déclaré la société assignée intégralement responsable des préjudices subis ;
  • Refusé de prononcer un partage de responsabilité avec les demandeurs ;
  • Condamné la société à leur verser des sommes importantes au titre des préjudices matériels et moraux subis ;
  • Rejeté la demande de remboursement d’une provision versée antérieurement par la société.

La société condamnée a alors formé un pourvoi en cassation en critiquant notamment le refus de partage de responsabilité.

Elle reproche à l’arrêt d’appel de ne pas avoir tiré les conséquences juridiques du comportement des propriétaires du fonds agricole, qui, selon elle :

  • Avaient connaissance, depuis 2002, de la pollution affectant certaines de leurs parcelles ;
  • Ont pourtant continué à y faire pâturer leur cheptel pendant plusieurs années, jusqu’en 2013 voire 2020 ;
  • Disposaient d’autres terres non polluées, sur lesquelles ils auraient pu déplacer leur activité partiellement.

La société soutient que ce comportement aurait dû être analysé comme une faute de la victime, de nature à justifier une exonération partielle de responsabilité, conformément à l’article 1240 du Code civil (anciennement 1382). En écartant cette analyse, la cour d’appel aurait privé son arrêt de base légale.

III –

Dans son arrêt du 5 juin 2025, la Cour de cassation censure l’analyse retenue par la cour d’appel, au visa de l’article 1240 du Code civil.

La Haute juridiction rappelle que, si une victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable, sa propre faute, lorsqu’elle a contribué à l’aggravation du dommage, peut réduire son droit à réparation.

En l’espèce, la cour d’appel avait relevé que les propriétaires du fonds agricole avaient maintenu, après 2004, le pâturage de leur cheptel sur des parcelles dont ils connaissaient la pollution, et ce malgré la disponibilité d’autres terres non contaminées.

La cour d’appel avait pourtant refusé de reconnaître un partage de responsabilité, au motif qu’il n’était pas démontré que ce comportement avait aggravé le préjudice.

La Cour de cassation censure ce raisonnement : dès lors que la cour d’appel avait elle-même constaté que ce comportement était fautif et en lien avec la persistance de la surmortalité du cheptel jusqu’à la date de sa décision, elle ne pouvait exclure un partage de responsabilité.

En ne tirant pas les conséquences juridiques de ses propres constatations, la cour d’appel a violé l’article 1240 du Code civil.

IV –

L’arrêt rendu le 5 juin 2025 s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence constante selon laquelle, bien que la victime n’ait pas l’obligation de réduire son préjudice dans l’intérêt du responsable, sa propre faute, lorsqu’elle contribue à l’aggravation du dommage, peut justifier une réduction de son droit à réparation, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil.

 La Cour de cassation précise ici que le fait, pour la victime, de maintenir un comportement dommageable, en l’occurrence, le pâturage prolongé d’un cheptel sur des parcelles dont elle connaissait la pollution, constitue une faute aggravante, suffisante à elle seule pour entraîner un partage de responsabilité, même en l’absence de preuve chiffrée d’aggravation du préjudice.

Cette décision conforte ainsi la distinction opérée par la jurisprudence récente entre faute causale et faute aggravante, notamment en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, et souligne que le juge doit tirer toutes les conséquences juridiques d’un comportement fautif de la victime, dès lors qu’il a contribué à la persistance du dommage.

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