Bail commercial, force majeure, perte de la chose louée, résiliation anticipée du bail commercial pour défaut de paiement de loyers et charges échus au cours de la période protégée

Alexandre BOULICAUT
Alexandre BOULICAUT - Juriste

Dans le droit fil de ses arrêts dits « pilotes »[1] et poursuivant son œuvre de construction doctrinale, la troisième chambre civile de la Cour de cassation enfonce encore un peu plus le clou sur l’exigibilité des loyers Covid par trois arrêts rendus coup sur coup le 15 juin 2023.

SOURCE : Cass. civ 3ème, 15 juin 2023, n°21-10119, FS – B ; Cass. civ 3ème, 15 juin 2023, n°22-15368, Inédit ; Cass. civ 3ème, 15 juin 2023, n°21-23902, FS – B

I – Sur l’œuvre de construction doctrinale

Le contentieux sur l’exigibilité des loyers Covid s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle dont les prémices naissent avec trois arrêts de la troisième chambre civile du 30 juin 2022, lesquels ont fait les honneurs d’un précédent Chronos[2]

En substance, et pour la première fois, la Haute juridiction douchait les espoirs des locataires commerciaux en balayant d’un revers de manche les moyens opposés, à savoir la perte de la chose loué, l’exception d’inexécution, la manquement du bailleur à l’obligation de délivrance, la force majeure :

« La mesure générale et temporaire d’interdiction de recevoir du public n’entraîne pas la perte de la chose louée et n’est pas constitutive d’une inexécution, par le bailleur, de son obligation de délivrance. Un locataire n’est pas fondé à s’en prévaloir au titre de la force majeure pour échapper au paiement de ses loyers »[3].

Dans le droit fil de ses arrêts de principe, et poursuivant son œuvre de construction doctrinale, la troisième chambre civile par deux arrêts publiés en date du 23 novembre 2023[4] a jugé dans une espèce relative à des résidences de services, que la stipulation d’une clause de suspension (ou d’annulation) du paiement des loyers en cas de survenance de circonstances exceptionnelles et graves affectant le bien et ne permettant pas une occupation effective et normale (à l’instar des périodes de fermeture administrative), était sans incidence sur l’exigibilité des loyers y afférant[5].

II – Force majeure VS loyers Covid

Dans son arrêt du 15 juin 2023 (pourvoi n°21-10119), et dans le droit fil de ses arrêts de principe du 30 juin 2022, la troisième chambre civile balaie à nouveau d’un revers de manche, le moyen opposé par le locataire commercial tiré du caractère constitutif d’un cas de force majeure, de l’impossibilité pour une société de location touristique d’exercer son activité, en raison des interdictions prononcées par les autorités publiques pour lutter contre la propagation de la Covid-19.

Le raisonnement de la Cour est repris littéralement comme suit :

« Constitue un cas de force majeure un événement présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution (Ass. Plén., 14 avril 2006, pourvoi n°02-11168), l’irrésistibilité n’étant pas caractérisée si l’exécution est seulement rendue plus difficile ou onéreuse.

Dès lors, le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure (Cass. com, 16 septembre 2014, pourvoi n°13-20306, FS – PB).

Il en résulte que l’impossibilité d’exercer une activité du fait des mesures gouvernementales prises pour lutter contre la propagation du virus covid-19, ne pouvait exonérer le locataire du paiement les loyers échus pendant les premier et deuxième trimestre 2020 ».

Dans l’arrêt commenté, la Cour raisonne sur le terrain de la prétendue impossibilité de payer une somme d’argent (force majeure financière), là où dans ses arrêts du 30 juin 2022 elle raisonnait sur le terrain de l’impossibilité pour le créancier, c’est-à-dire le preneur, de recevoir la contrepartie promise, à savoir la jouissance paisible la chose louée. Et la Cour de conclure que la force majeure ne peut être invoquée que par le débiteur qui ne peut exécuter, et non par le créancier qui ne peut recevoir.

L’insolvabilité n’est pas un événement irrésistible au sens de l’article 1218 du Code civil.

Exit donc la force majeure.

III – Perte de la chose louée VS loyers Covid

Dans son second arrêt du 15 juin 2023 (pourvoi n°22-15368), inédit cette fois-ci, une société spécialisée dans la location de logements au sein de résidences de tourisme, avait pris la décision unilatérale de suspendre le paiement des loyers et charges au titre des deuxième et troisième trimestre 2020.

Les bailleurs avaient assigné le locataire en paiement des provisions correspondant aux arriérés de loyers.

Moyen opposé par le locataire : la perte partielle de la chose louée au titre des 56 jours de fermeture administrative et la déduction corrélative de la condamnation du locataire à payer au bailleur une certain somme provisionnelle.

Echec pour le locataire devant la Haute juridiction, qui rappelle l’apport doctrinal dégagé par les arrêts des 30 juin et 23 novembre 2022, selon lequel l’effet de la mesure gouvernementale d’interdiction de recevoir du public, générale et temporaire et sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être assimilé à la perte de la chose louée, au sens de l’article 1722 du Code civil.

La Cour de cassation semble considérer que l’impossibilité d’exploiter du fait de l’état d’urgence sanitaire n’était pas lié au local, mais s’expliquait par l’activité économique qui y était exploitée et affectée par les mesures restrictives[6].

Un parallèle peut être fait entre le caractère temporaire des mesures gouvernementales d’interdiction de recevoir du public, et l’indisponibilité du local pour travaux urgents qui ouvrent droit au bénéfice du preneur à une indemnité compensatrice du préjudice subi, sauf stipulation contractuelle contraire appelée clause de souffrance.

III – Résiliation de bail, clause résolutoire VS loyers Covid

Dans la dernière espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 15 juin 2023 (pourvoi n°21-23902), la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que l’interdiction des sanctions pour défaut de paiement des « loyers et charges » dont l’échéance de paiement était intervenue au cours de la période protégée, prévue à l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020, ne s’appliquait pas aux effets d’une clause résolutoire acquise antérieurement à la période protégée (un mois après la délivrance du commandement de payer visant la clause résolutoire), dont la suspension était conditionnée au respect d’un échéancier fixé par le juge.

La décision est sévère au regard des faits sous étude : une ordonnance de référé rendue le 17 décembre 2019, soit avant le premier confinement, avait constaté la résiliation de plein droit d’un bail commercial, tout en suspendant ses effets sous réserve du respect d’un échéancier avec déchéance du terme huit jours après l’envoi d’une simple mise en demeure.

En d’autres termes, la clause résolutoire a été acquise au titre du non-paiement de loyers et charges échus avant les premières mesures de lutte contre la pandémie, mais dont les effets ont été suspendus et conditionnés au respect strict d’un échéancier de paiement exécuté au cours de la crise sanitaire inexistante à la date à laquelle l’ordonnance a été rendue.

Les textes protecteurs précisent cependant que les locataires commerciaux exerçant une activité économique particulièrement touchée par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du Covid-19 et des mesures prises pour la limiter, ne peuvent encourir d’exécution de la clause résolutoire en raison du défaut de paiement de loyers ou de charges locatives afférents à leurs locaux professionnels et commerciaux, dont l’échéance de paiement intervient entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai de deux mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire (10 septembre 2020).

Les juges semblent ajouter une condition au texte : que l’acquisition de la clause résolutoire ait été acquise avant la période protégée, peu importe que le défaut de paiement intervienne avant ou après ladite période.


[1] Cass. civ 3ème, 30 juin 2022, n°21-20127, FS – B et Cass. civ 3ème, 30 juin 2022, n°21-20190, FS – B

[2] https://vivaldi-chronos.com/bail-commercial-etat-durgence-sanitaire-et-exigibilite-des-loyers-covid-dura-lex-sed-lex/

[3] Communiqué de presse de la Cour de cassation accompagnant la publication des arrêts de principe rendus

[4] Cass. civ 3ème, 23 novembre 2022, n°22-13773, FS – B et Cass. civ 3ème, 23 novembre 2022, n°22-12753, FS – B

[5] https://vivaldi-chronos.com/bail-commercial-residences-de-tourisme-et-exigibilite-des-loyers-covid-19-la-cour-confirme-et-clarifie-par-la-meme-occasion-sa-position/

[6] CA VERSAILLES, 6 mai 2021, n°19/08848

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