Bail commercial, fixation du loyer binaire et office du juge des loyers commerciaux

Alexandre BOULICAUT
Alexandre BOULICAUT - Juriste

Aux termes d’un arrêt particulièrement motivé et sous étude au prochain rapport annuel de la Cour de cassation, la troisième chambre civile poursuit son œuvre de construction doctrinale sur les loyers binaires.

SOURCE : Cass. civ 3ème, 30 mai 2024, n°22-16447, FS – B + R

I –

Le plus simple, est de partir des titrages et résumés de l’arrêt sous étude qui constituent la quintessence de son apport doctrinal. Trois enseignements de cet arrêt particulièrement motivé, en découlent :

  1. Le moyen par lequel la partie défenderesse s’oppose à une demande en fixation du loyer fixe (ou minimum garanti) du bail renouvelé à la valeur locative par le juge des loyers, alors que les parties s’étaient convenues de ne pas recourir au juge des loyers, s’analyse en une défense au fond et non en une fin de non-recevoir ;
  2. Le défaut de stipulation expresse de recours au juge des loyers aux fins de fixation judiciaire du loyer de renouvellement, en cas de désaccord des parties (part fixe), ne signifie pas nécessairement que ce recours au juge est exclu, ce dernier devant rechercher la commune intention des parties, soit dans la loi des parties, soit dans des éléments extrinsèques ;
  3. L’impossibilité éventuelle de recourir au juge des loyers en présence d’un loyer binaire, la fixation du loyer garanti échappant aux dispositions du statut des baux commerciaux, ne méconnaît pas le droit d’accès au Tribunal consacré par l’article 6 §1 de la Convention européenne de Sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

II –

En réalité, le contentieux sur les loyers dits binaires, composés d’un loyer minimum garanti et d’une part variable basée sur le chiffre d’affaires du preneur, s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle dont les prémices naissent avec un arrêt de la Cour de cassation du 2 octobre 1984[1], aux termes duquel la troisième chambre civile a érigé le principe de la libre détermination par la loi des parties, d’un loyer binaire dans le bail :

« Le prix d’un bail commercial peut être fixé librement lors de sa conclusion et (…) la stipulation d’un loyer calculé à partir d’un certain pourcentage du chiffre d’affaires du locataire qui constitue un mode de détermination du loyer, n’entre pas dans les prévisions de l’article 35 du décret du 30 septembre 1953, (…) ».

En 1988[2], la Cour de cassation consolidait sa doctrine en excluant du champ du statut des baux commerciaux, les règles relatives à la fixation judiciaire du loyer, cette dernière n’étant régie que par la convention des parties :

« La révision du loyer d’un bail commercial (…), échappe aux dispositions du décret du 30 septembre 1953, et n’est régie que par la convention des parties ».

Dans une espèce dite du « Théâtre Saint Georges »[3], où le bail comportait un loyer binaire sans volonté commune et expresse des parties de se soumettre à la compétence du juge des loyers commerciaux, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé, toujours au visa de l’article 1134 ancien du Code civil[4], socle de la force obligatoire des contrats, que :

« La fixation du loyer renouvelé d’un tel bail échappe aux dispositions du décret du 30 septembre 1953, et n’est régie que par la convention des parties ».

Dans une telle hypothèse, l’office du juge des loyers commerciaux ne pouvait alors que constater cet accord sur un nouveau prix, s’il existait. En l’absence d’un tel accord, le preneur et le bailleur devaient être déboutés de leur demande en fixation du prix du bail renouvelé, le bail étant renouvelé à l’ancien prix[5].

Aux termes de deux arrêts dits « Marveine » de 2016[6], et pour la première fois, la Cour de cassation a jugé que la stipulation selon laquelle le loyer binaire n’interdisait pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative ; au quel cas le juge statuait alors selon les critères statutaires de l’article L.145-33 du Code de commerce).

Enfin, et par une décision en date du 29 novembre 2018[7], la Cour de cassation confirmait et affinait sa position rendue dans les arrêts « Marveine », en jugeant que :

« La stipulation selon laquelle le loyer d’un bail commercial est calculé sur la base du chiffre d’affaires du preneur, san pouvoir être inférieur à un minimum équivalent à la valeur locative des lieux loués, n’interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour évaluer, lors du renouvellement, la valeur locative déterminant le minimum garanti ».

III –

Aux termes de l’arrêt commenté, la Haute juridiction poursuit son œuvre son construction doctrinale, et juge que l’absence de clause prévoyant expressément le recours au juge des loyers commerciaux ne traduit pas systématiquement une volonté commune des parties d’exclure la fixation judiciaire du loyer du bail renouvelé. Il appartient alors au juge des loyers commerciaux de rechercher cette volonté commune contraire, soit dans la convention des parties, soit dans des éléments extrinsèques.


[1] Cass. civ 3ème, 2 octobre 1984, n°82-14855, FS – PB

[2] Cass. civ 3ème, 13 janvier 1988, n°86-16978, FS – PB

[3] Cass. civ 3ème, 10 mars 1993, n°91-13418, FS – PB

[4] « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi ».

[5] Cass. civ 3ème, 7 mai 2002, n°00-18153, FS – P + B

[6] Cass. civ 3ème, 3 novembre 2016, n°15-16826 et n°15-16827, FS – P + B + R + I  

[7] Cass. civ 3ème, 29 novembre 2018, n°17-27798, FS – P+ B + I

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