Source : Arrêt de la CAA de Nancy du 15 mai 2025, n°23NC00076
Cette décision précise les modalités d’administration de la preuve lorsque l’administration conteste le caractère excessif d’une dépense au regard de sa contrepartie.
I-
L’arrêt s’inscrit dans le cadre du contentieux relatif aux actes anormaux La notion d’« acte anormal de gestion » est utilisée principalement en matière fiscale pour s’assurer que les charges ou opérations comptabilisées par une entreprise sont réalisées dans son propre intérêt et non dans celui d’un tiers. Ainsi, il y a acte anormal dès lors que l’acte est accompli dans le seul intérêt d’un tiers par rapport à l’entreprise[1].
Deux critères principaux en ressortent :
-L’élément objectif : un appauvrissement volontaire de l’entreprise (par une charge, une perte de recette ou un avantage consenti à un tiers).
-L’élément intentionnel : cet appauvrissement est décidé à des fins étrangères à l’intérêt propre de l’entreprise (« cette définition met en évidence l’élément intentionnel de l’acte, tenant à la conscience de l’entreprise d’agir contre son intérêt
II-
La décision rendue est intéressante sur la partie relative à l’offre probatoire. Qui en est débiteur ? l’administration qui doit alors prouver que l’opération contrôlée est anormale ou le contribuable qui face à une contestation de l’administration doit au contraire prouver que l’opération est conforme à l’intérêt social.
La cour rappelle le cadre juridique applicable en se référant aux articles 38 et 39 du Code général des impôts. Selon l’article 38. le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute natures effectuées par les entreprises, tandis que l’article 39-1 prévoit quel le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant […] les frais généraux de toute nature.
Sur cette base, la cour explique les règles concernant la charge de la preuve en matière de déductibilité des charges, en rappelant qu’il appartient au contribuable de justifier tant du montant des charges qu’il entend déduire […] que de la correction de leur inscription en comptabilité, c’est-à-dire du principe même de leur déductibilité ». Cette justification s’opère « par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l’existence et la valeur de la contrepartie qu’il en a retirée
Une fois cette obligation remplie par le contribuable, il incombe à l’administration fiscale, si elle s’y croit fondée, d’apporter la preuve que la charge en cause n’est pas déductible par nature, qu’elle est dépourvue de contrepartie, qu’elle a une contrepartie dépourvue d’intérêt pour le contribuable ou que la rémunération de cette contrepartie est excessive.
III-
La charge contestée portait sur les prestations de service facturées par les deux sociétés mères que se soit sur la nature des prestations fournies que sur le taux marge appliqué.
L’administration fiscale, sans contester la réalité des prestations, a considéré que ces honoraires étaient excessifs. Après recours hiérarchique, elle a admis en déduction les honoraires correspondant à un taux de marge de 38 % pour les sociétés prestataires, ce taux correspondant au troisième quartile des entreprises du secteur des services aux entreprises de moins de neuf salariés, selon les statistiques de l’INSEE. Les rehaussements ont ainsi été ramenés à 518 384 € en 2015 et 276 238 € en 2016.
Dans son analyse, la cour reconnaît d’abord qu’en principe, la circonstance qu’un prestataire de services facture ses services à un prix très largement supérieur à leur coût de revient ne saurait établir le caractère excessif de la rémunération de ces prestations par rapport au service rendu chez le preneur Toutefois, elle considère qu’en l’espèce, l’administration a établi que le prix facturé à la fille excédait de beaucoup celui habituellement pratiqué par les entreprises les plus rentables du secteur d’activité
La cour relève notamment que : les prestations ont été réalisées par les propres dirigeants non rémunérés de la SAS E qui étaient également les dirigeants des deux sociétés prestataires ; que les factures ne comportaient pas le détail des prestations fournies ; et que ni les motifs de la modification de la rémunération initiale ni les modalités de détermination de la nouvelle rémunération n’ont été justifiés.
La cour conclut que l’administration a apporté la preuve que la rémunération versée par la SAS E à ses deux sociétés mères était excessive par rapport aux services rendus, dans la mesure qu’elle a déterminée en dernier lieu (c’est-à-dire en admettant un taux de marge de 38 % pour les sociétés prestataires). Rappelons que les taux de marge des deux sociétés prestataires (63 et 67 % en 2015, 52 et 51 % en 2016) étaient significativement supérieurs au taux de marge moyen du secteur des services aux entreprises (22 % en 2015 et 38 % en 2016 pour les entreprises du 3ème quartile de moins de neuf salariés).
Cette décision s’inscrit dans la ligne jurisprudentielle classique en matière d’actes anormaux de gestion, tout en apportant des précisions sur l’articulation entre le niveau de marge du prestataire et le caractère excessif du prix pour le bénéficiaire des prestations.
Elle confirme également que l’administration peut s’appuyer sur des données statistiques sectorielles (en l’occurrence les statistiques de l’INSEE) pour déterminer ce qui constitue une rémunération « normale » des prestations.
[1] CE plén. 21-12-2018 n° 402006, Sté Croë Suisse : RJF 3/19 n° 246