Légitimité du droit d’agir en justice et caractérisation de l’abus de droit

Amandine Roglin

Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 13 novembre 2025, 23-23.791, Inédit

L’exercice d’une action ou d’une défense en justice constitue un droit fondamental qui ne saurait, sauf circonstances particulières, dégénérer en abus dès lors que sa légitimité a été reconnue, même partiellement, par une juridiction. La seule persistance dans le contentieux ou le refus de transiger ne suffit pas, en soi, à caractériser une faute engageant la responsabilité civile de son auteur.

En l’espèce, les acquéreurs d’un immeuble d’habitation, se plaignant de divers désordres affectant le bien, ont assigné leur vendeur à l’issue d’une expertise judiciaire, notamment sur le fondement de la garantie des vices cachés. Le litige suivait ainsi un schéma classique en droit immobilier.

Déboutés de l’ensemble de leurs demandes en première instance, les acquéreurs ont toutefois obtenu gain de cause devant la cour d’appel. Celle-ci a retenu la qualité de professionnel du bâtiment du vendeur ainsi que sa connaissance des vices affectant l’immeuble, ce qui justifiait que soit mis à l’écart la clause contractuelle d’exonération de garantie. Sur ce point, la solution s’inscrivait dans une jurisprudence désormais bien établie.

En revanche, l’arrêt d’appel se singularisait par une condamnation prononcée « accessoirement » à l’encontre du vendeur, tenu de verser aux acquéreurs une somme de 1 500 euros en réparation des « troubles et tracas » causés par la procédure. Les juges du fond imputaient ces désagréments à la faute du vendeur, lequel aurait abusivement refusé de reconnaître une garantie pourtant qualifiée d’indéniable.

Le vendeur s’est pourvu en cassation sur ce chef de dispositif, faisant valoir, d’une part, que les acquéreurs n’avaient jamais sollicité une indemnisation au titre d’un abus de résistance ou d’un abus du droit d’ester en justice et, d’autre part, qu’ils avaient été expressément déboutés de leur demande d’indemnisation pour préjudice moral.

La Cour de cassation a fait droit à ce moyen et a cassé l’arrêt d’appel sur ce point, au visa des articles 5 du code de procédure civile et 1240 du code civil. Elle relève, d’une part, que les juges du fond ne pouvaient allouer des dommages-intérêts sur un fondement qui n’était pas invoqué par les parties, en méconnaissance du principe dispositif. D’autre part, elle souligne qu’aucun abus du droit d’agir ou de se défendre en justice ne pouvait être caractérisé, dès lors que le vendeur avait obtenu gain de cause en première instance, ce qui excluait par principe toute faute liée à l’exercice de son droit de défense.

Cette décision s’inscrit dans la jurisprudence constante de la Cour de cassation relative à l’abus du droit d’agir ou de se défendre en justice. La Haute juridiction rappelle de manière récurrente que l’exercice d’une voie de droit, même lorsqu’il s’avère finalement infondé, ne dégénère en abus que dans des hypothèses strictement encadrées, caractérisées notamment par la mauvaise foi, l’intention de nuire ou la légèreté blâmable.

En particulier, la Cour juge de façon constante que l’absence d’abus est présumée lorsque la prétention ou la défense a été accueillie par une juridiction, fût-ce seulement en première instance. Le fait d’avoir convaincu un juge du bien-fondé de sa position exclut, par nature, toute qualification de comportement fautif dans l’exercice du droit d’ester en justice.

Par ailleurs, la décision commentée illustre une vigilance renouvelée quant au respect du principe dispositif, interdisant au juge de statuer ultra petita en allouant une indemnisation non sollicitée par les parties. La réparation des « troubles et tracas » liés à une procédure ne saurait être accordée d’office et suppose, en tout état de cause, la démonstration d’une faute autonome distincte de la simple résistance à la demande.

Ainsi, la Cour de cassation confirme une approche restrictive de l’abus de droit procédural, protectrice du libre accès au juge et de l’exercice effectif des droits de la défense, tout en rappelant que la sanction d’un comportement abusif demeure l’exception et non le principe.

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