Dans un arrêt des 9ème et 10ème chambres réunies, le Conseil d’Etat renvoie à la Cour de Justice de l’Union Européenne, le soin de répondre à cette question primordiale pour l’administration fiscale (un peu moins pour l’Histoire de l’Art) : une société peut-elle être un artiste ?

Source : Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 18/06/2024, 465963

I – L’application du régime de la TVA sur la marge

En décembre 2014, la galerie Karsten Greve revend des œuvres de l’artiste Gideon Rubin, qu’elle avait acquises auprès d’une société de droit britannique dont l’artiste était par ailleurs l’un des deux directeurs et associés. A cette occasion, il est appliqué le régime de la TVA sur la marge bénéficiaire : la TVA est uniquement calculée sur la marge bénéficiaire du revendeur.

Pour rappel, l’article 278-0 bis du CGI soumet à un taux réduit de 5,5 % les « acquisitions intracommunautaires d’œuvres d’art qui ont fait l’objet d’une livraison dans un autre État membre par d’autres assujettis que des assujettis revendeurs ». Selon l’ancienne rédaction de l’article 278 septies du CGI, ce taux était fixé à 10 % pour « les livraisons d’œuvres d’art effectuées par leur auteur ou ses ayants droit » (il est désormais également fixé à 5,5 %). Ces articles sont la transposition de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006[1].

Combiné à l’article 297 B du CGI, le droit d’opter pour le régime de la TVA sur la marge bénéficiaire est possible :

  • Pour les livraisons d’objets d’art par suite d’une acquisition intracommunautaire réalisée auprès d’un assujetti autre qu’un assujetti revendeur et à la condition que cet autre assujetti effectue la livraison de tels objets à titre occasionnel ;
  • Pour les livraisons d’objets d’art par suite d’une livraison effectuée par leur auteur ou leurs ayants droit ou par suite d’une acquisition intracommunautaire auprès de leur auteur ou de leur ayant droit.

II – La remise en cause de l’option

Après vérification de la comptabilité de la galerie Karsten Greve, l’administration fiscale a remis en cause l’option pour le régime de la TVA sur la marge au motif que la société de droit britannique n’était ni auteur ni ayant droit des œuvres et qu’elle n’était pas non plus un assujetti autre qu’un assujetti-revendeur, la société britannique ayant effectué, à cette période, des livraisons d’œuvres d’art à titre habituel (et non occasionnel) : la livraison étant le cœur de son activité.

Validant la position du tribunal administratif de Paris, la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt en date du 1er juin 2022[2], a jugé que l’auteur d’un tableau ne pouvait être qu’une personne physique qui l’aurait peint de sa main et non une personne morale, elle se réfère notamment à l’annexe IX de la directive qui définit les tableaux comme « entièrement exécutés à la main par l’artiste », et qu’en ayant affecté les tableaux à son activité en vue de leur revente, la société était bien un assujetti-revendeur (et non un assujetti autre qu’un assujetti-revendeur).

La requérante effectue un pourvoi devant le Conseil d’Etat, en critiquant cette double conclusion de la cour, selon elle :

  • La société ne serait pas un « assujetti-revendeur » car elle n’a jamais acheté les œuvres, M. Rubin étant l’artiste et l’un des associés de la société ;
  • Les dispositions de la directive, transposées dans le CGI, ne peuvent être interprétées dans le sens d’une exclusion du taux réduit pour les artistes qui auraient choisi d’exercer à travers une société, l’annexe IX de la directive entendait exclure les tableaux réalisés pas des procédés mécaniques et non ceux réalisés par une personne morale.

III – Solution du Conseil d’Etat et renvoi préjudiciel

Le Conseil d’Etat, dans un arrêt en date du 18 juin 2024 valide le statut d’assujetti-revendeur de la société britannique en écartant le moyen de la société requérante, empêchant ainsi l’option pour le régime de TVA sur la marge bénéficiaire : le droit d’opter pour ce régime concernant les livraisons d’objet d’art consécutives à une acquisition intracommunautaire réalisée auprès d’un autre assujetti autre qu’un assujetti-revendeur n’est applicable « qu’à la condition que cet autre assujetti effectue la livraison de tels objets à titre occasionnel », ce qui n’était pas le cas de la société.

Mais il sursoit à statuer, en application de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et effectue un renvoi préjudiciel devant la CJUE concernant l’interprétation de la directive de 2006 précitée sur le point de savoir si cette dernière s’oppose à ce qu’une personne morale soit regardée comme l’auteur d’un tableau. Si, tel n’est pas le cas, il est également demandé à la CJUE de préciser les critères à prendre en compte pour qu’une personne morale puisse être considérée comme l’auteur d’un tableau.

Le Conseil d’Etat, en saisissant la CJUE pour l’interprétation des dispositions du b) du paragraphe 1 de l’article 316 de la directive du 28 novembre 2006, combinées à celles du 2) du paragraphe 1 de son article 311 et à celles de son annexe IX, partie A, ne fait qu’appliquer l’obligation mise à sa charge d’effectuer le renvoi préjudiciel de l’article 267 précité sur une question qui, à notre sens, n’a que peu de suspense : une personne morale ne peut être désignée comme l’auteur d’un tableau. En décider autrement entraînerait des conséquences importantes et des implications très larges, notamment, par exemple, dans le cadre du développement de l’intelligence artificielle et des systèmes de génération de contenu.

Pour être tout à fait exhaustif, il reste à rappeler que la directive UE/2022/542, transposée par la loi de finances pour 2024 et applicable au 1er janvier 2025, étend le taux réduit de 5,5 % à l’ensemble des opérations du secteur et le régime sur la marge bénéficiaire sera en conséquence supprimé.


[1] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32006L0112

[2] https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/CETATEXT000045853585

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