Source : Cour de Cassation, Chambre Sociale 19 Mars 2013, n° 11-28.845 FS-P+B+R+I,
Avant de faire les honneurs de la jurisprudence, la crèche Baby Loup et sa directrice adjointe licenciée pour avoir conservé son foulard islamique en violation du règlement intérieur de l’entreprise, avait fait les honneurs de la presse. Celle-ci n’avait pas échappé à la tentation de comparer l’affaire dite du voile islamique qui avait mis en difficulté l’éducation nationale en 1989 et 2004 avec les solutions qui avaient d’ailleurs été apportées par le Conseil d’Etat puis corrigées par le législateur.
Bref rappel.
En novembre 1989[1], le Conseil d’État saisi par le ministre de l’éducation nationale, Lionel Jospin, affirme par un avis que le port du voile islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, est compatible avec la laïcité, et rappelle qu’un refus d’admission ou une exclusion dans le secondaire « ne serait justifié que par le risque d’une menace pour l’ordre dans l’établissement ou pour le fonctionnement normal du service de l’enseignement25 ». En décembre, le ministre publie une circulaire, statuant que les enseignants avaient la responsabilité d’accepter ou de refuser le voile en classe, au cas par cas.
En septembre 1994, une « circulaire Bayrou » est publiée, faisant la différence entre les symboles « discrets » pouvant être portés en classe, et les symboles « ostentatoires » devant être interdits dans les établissements publics. Mais force est de constater que ce texte transfère la responsabilité d’appréciation sur les directeurs d’établissement, ce qui fut une source de contestation du côté des exclus et une manifestation de soutien pour ceux qui étaient favorables « à la discrétion ».
Le législateur pour se dégager de la polémique qui ne cesse d’enfler, publie le 15 mars 2004[2] une loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », appelée parfois « loi sur le voile islamique ». Elle interdit le port de tout signe religieux « ostensible », ce qui inclut le voile islamique mais aussi la kippa, et le port de grandes croix. La loi permet le port de symboles discrets de sa foi, tels que petites croix, médailles religieuses, étoiles de David, ou mains de Fatma – bien que cette main puisse être portée indépendamment de la religion, n’étant pas de source musulmane[3].
La salariée a contesté la légitimité de son licenciement au motif essentiel de l’exercice de sa liberté de religion sans être suivie par le Conseil des Prud’hommes de Mantes La Jolie et la Cour d’Appel de Versailles[4], qui se sont appuyé sur une obligation de neutralité religieuse qui trouvait sa source dans le fait que la crèche, bien qu’étant une entreprise de droit privé, poursuivait une mission de service public.
Tel n’est pas l’avis de la Cour de Cassation qui casse l’arrêt de la Cour d’Appel de Versailles. Elle commence par écarter la Constitution Française : « Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ». Puis, aux visas des articles L1121-1[5], L1132-1[6], L1321-3[7] du Code du Travail et article 9 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de L’homme et des Libertés Fondamentales, relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion, juge que le licenciement était nul puisque fondé sur des motifs discriminatoires.
Elle juge que la clause du règlement intérieur instaurait une restriction générale et imprécise, violant le principe selon lequel les atteintes portées aux droits et libertés des travailleurs, doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.
Dès lors, l’atteinte aux droits et libertés de la salariée n’étant pas justifiée, son licenciement repose sur un motif discriminatoire, au sens de l’article L1132-1 du Code du Travail, puisqu’ayant été prononcé en raison des convictions religieuses de la salariée.
Cet arrêt qui bénéficie des honneurs de la plus grande publication possible est une révolution en droit privé du travail. Il est évident, que si la directrice adjointe d’une crèche peut assurer son service en portant ostensiblement un signe religieux, alors rares seront les cas où la nature des tâches à accomplir pourra justifier notamment par le règlement intérieur l’interdiction des signes religieux ostentatoires.
La question est ouvertement posée : est-ce à la Cour de Cassation qui est d’abord le gardien des lois, de donner un avis sur une problématique de société aussi importante ? N’existe-t-il pas un risque d’embrasement social égal à celui qui a été constaté entre 1989, date à laquelle les premières difficultés sont posées dans les écoles, et 2004, date à laquelle la loi est enfin promulguée ?
Parce qu’en définitive, force est de constater que la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat se rejoignent dans leurs analyses. Que fera le gouvernement ? Va-t-il faire légiférer comme en 2004 ? C’est une option qui semble être retenue puisque son porte parole a déclaré le 20 Mars que « Le principe de laïcité ne doit pas s’arrêter à la porte des crèches et c’est un principe intangible avec lequel nous ne pouvons pas transiger », ajoutant « Si il y a nécessité de préciser les choses par la loi, nous ne l’excluons pas », et précisant que cette décision serait examinée par l’Observatoire de la laïcité récemment mis en place par François Hollande. Rappelons qu’en 2004, le président Chirac avait mis en place une commission Stasi chargée des mêmes réflexions pour le Service Public[8].
On peut en effet légitimement penser que le principe de laïcité, s’applique quelque soit « l’univers » dans lequel les gens interagissent et que la distinction opérée entre le Service Public et le droit privé n’est pas assez convaincante pour pouvoir être admise sans discussion.
Vivaldi avocats
[1] Avis n° 346.893 [archive], Assemblée générale (section de l’intérieur), 27 novembre 1989
[2] Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics
[3] Le port du voile dans les écoles et administrations publiques est interdit dans plusieurs pays à majorité musulmane, dont l’Indonésie et la Turquie.
[4] Cour d’Appel de Versailles 27 Octobre 2011, n°10-05642 , Commenté par l’équipe VIVALDI
[5] « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
[6] « Aucun salarié ne peut être licencié en raison de ses convictions religieuses ».
[7] « Le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées parla nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
[8] Composée de 20 membres, cette commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité est mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac, président de la République. Elle rend ses conclusions le 11 décembre 2003.