Source : Cour de Cassation Ch Soc 20/4/2022 n° 20-10852
La jurisprudence reconnaît au salarié la faculté de s’exprimer librement dans l’entreprise ,cette liberté ne pouvant être restreinte sauf à ce que cette restriction soit justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.
Cette liberté assortie de devoirs et de responsabilités comporte des limites : les injures, insultes , propos dénigrants .
L’arrêt rapporté ci-dessous est une illustration remarquable de cette problématique puisqu’il concerne un animateur télé et humoriste qui a fait valoir que son trait d’humour provocant ne caractérisait pas un abus de sa liberté d’expression justifiant son licenciement à fortiori lorsqu’il le fait en qualité d’humoriste.
Le salarié travaille depuis 17 ans pour une chaîne de télévision ; il anime un jeu télévisé.
Invité sur une chaîne concurrente pour assurer la promotion de son spectacle, il termine son intervention en tenant les propos suivants : « Comme c’est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c’qu’on dit à une femme qu’a déjà les deux yeux au beurre noir ? – Elle est terrible celle-là ! – on lui dit plus rien on vient déjà d’lui expliquer deux fois ! ».
Le salarié a réitéré ses propos.
Licencié pour faute grave, il engage une procédure tendant à faire prononcer la nullité de son licenciement.
Il est débouté de ses demandes par le Conseil des Prud’hommes et la Cour d’Appel.
Celle-ci considère qu’il a abusé de sa liberté d’expression
Il forme un pourvoi en soutenant l’argumentation suivante :
Un trait d’humour provocant ne constitue pas un abus de la liberté d’expression, à fortiori lorsqu’elle provient d’un humoriste.
La Cour d’Appel a violé l’article 10§1 de la convention de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales et l’article 1121-1 du Code du Travail.
Il avance également que la Cour d’Appel ne pouvait se fonder sur les propos que le salarié avait tenu à ses collègues en voix off.
La Cour de Cassation approuve la décision de la Cour d’Appel en développant le raisonnement suivant :
Elle rend sa décision au visa de l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’homme et de l’article L 1121-1 du Code du Travail.
Elle rappelle que :
« Toute personne a droit à la liberté d’expression
L’exercice de cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités et peut être soumis à certaines formalités ,conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, ou la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale….
Le salarié jouit dans l’entreprise de sa liberté d’expression à laquelle seule des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.
La rupture du contrat de travail motivée par les propos tenus par le salarié constitue une ingérence de l’employeur et il appartient au Juge de vérifier si une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique et d’apprécier en conséquence la nécessité de la mesure »
La Haute Cour relève que la Cour d’Appel a constaté:
Que le salarié s’était engagé à respecter la Charte des Antennes France Télévisions
Le contexte de tenue des propos et notamment que l’actualité médiatique était mobilisée autour de la révélation début octobre de la création de blogs d’expression de la parole de femmes tels que « #metoo » et « #balancetonporc » et quelques jours auparavant, à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes du 25 novembre 2017, le Président de la République avait annoncé des mesures visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles, rappelant que 123 femmes étaient décédées sous les coups, en France, au cours de l’année 2016.
La réitération des propos misogynes, déplacés et injurieux
Ces propos ont été tenus à une heure de grande écoute et de nature à ternir l’image de la société qui l’employait
Elle décide en conséquence que « le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d’une clause de son contrat de travail d’animateur, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l’employeur, a exactement déduit, compte tenu de l’impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l’égard des femmes, sur les intérêts commerciaux de l’employeur, que cette rupture n’était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d’expression du salarié ».
Le salarié a manqué à ses obligations contractuelles de respect du cahier des missions et charges de France 2 , de la Charte des Antennes de France Télévisions et notamment les clauses respect du droit des personnes.
Ces manquements dans le contexte repris ci-dessus et considération prise de l’impact des propos du salarié, légitiment la rupture et excluent toute atteinte excessive à la liberté d’expression.