Créance alimentaire et procédure collective

Frédéric VAUVILLÉ
Frédéric VAUVILLÉ

Source : Cass. com. 13 juin 2019, n°17-24587

 

Les créanciers d’aliments ne sont assurément pas des créanciers comme les autres. Hier, en 2003, laissant parler son cœur, la Cour de cassation les avait dispensés de déclarer leur créance, leur évitant ainsi d’encourir l’extinction, sanction à l’époque du créancier négligent, tout en précisant que la « créance d’aliments, qui est une dette personnelle du débiteur soumis à une procédure collective, doit être payée sur les revenus dont il conserve la disposition, ou bien être recouvrée par la voie de la procédure de paiement direct ou de recouvrement public des pensions alimentaires » (Cass. com. 8 octobre 2003 : D 2003, p. 2637 obs A. Lienhard ; D 2004, p. 54 obs. F-X Lucas ; JCP E 2004, chron. 212, p. 227 obs. Cabrillac et Pétel).

 

Elle avant ensuite précisé, dans un arrêt remarqué de 2006, que lorsque « le créancier déclare sa créance d’aliments en vue de leur admission au passif de la procédure collective, les règles relatives à la procédure de déclaration et de vérification des créances et à l’admission dans les répartitions et dividendes leur sont applicables, sans pour autant que la non-admission à ce passif affecte ses droits de créancier d’aliments » (D 2006, p. 1681, obs A. Lienhard).

 

En d’autres termes, le créancier d’aliments pouvait théoriquement être payé de trois manières : soit volontairement si le débiteur le veut bien mais seulement à concurrence des revenus dont il conserve la disposition (par exemple, s’il travaille), soit en diligentant les procédures spécifiques en matière d’aliments (ce qui suppose des revenus), soit en déclarant sa créance, mais alors il devient un créancier qui entre dans le rang et sera payé (le cas échéant) selon les règles de la procédure collective.

 

Désormais, le législateur prend soin de préciser, au moins en partie, les choses : revenant sur la formulation ambigüe retenue par la loi de sauvegarde de 2005 (v. par exemple, « les créances alimentaires et les procédures collectives » par R Chendeb, RPC, juillet 2009, étude 21), l’ordonnance de 2008 pose deux règles a priori claires ; d’une part, les créances alimentaires ne sont pas soumises aux règles de la déclaration de créances (art L 622-24 alinéa 7) ; d’autre part, l’interdiction de payer les créances antérieures et non méritantes au sens de l’article L 622-17 n’est pas applicable au paiement des créances alimentaires (article L622-7 alinéa 1).

 

Le créancier d’aliments, que ces aliments soient antérieurs ou postérieurs à la procédure, peut donc être payé sans déclarer sa créance, mais la loi ne dit toujours pas comment : est-il soumis à l’arrêt des poursuites ou peut-il saisir n’importe quel bien du débiteur ? l’article L 622-21 interdit les poursuites à « tous les créanciers dont la créance n’est pas mentionné au I de l’article L 622-17 », ce qui réserve la possibilité de saisir en cas de « créances nées régulièrement après le jugement d’ouverture pour les besoins du déroulement de la procédure ou de la période d’observation, ou en contrepartie d’une prestation fournie au débiteur pendant cette période ». Tel n’est pas manifestement pas le cas du créancier d’aliments même s’il réclame ceux dus post-jugement : ils ne sont pas nés pour les besoins de la procédure, ni en contrepartie d’une prestation. Le créancier ne pourrait donc saisir les biens dans la procédure sauf à déclarer sa créance, quitte à subir alors la loi du concours et les contraintes procédurales du livre sixième du code de commerce.

 

La question était jusqu’à ce jour discutée ; selon le Professeur Le Corre, ” les textes nouveaux ne précisent pas sur quels biens le débiteur pourra payer ses dettes alimentaires » ( « La règle de l’interdiction des paiements au lendemain de l’ordonnance du 18 décembre 2008 » GDP, 10 mars 2009, p. 25) et, selon Le Professeur Pétel, “ces créances peuvent être payées ; elles n’ont pas à être déclarées ; pour autant elles ne bénéficient pas du privilège de procédure lorsqu’elles naissent après le jugement d’ouverture, faute de satisfaire au critère des articles L 622-17 et L 641-13. C’est-à-dire que ces créances sont soumises au régime autonome que la Cour de cassation leur a assigné dans un arrêt bien connu (cf Cass. com., 8 oct. 2003, n° 00-14.760) : personnelles au débiteur, elles doivent être payées durant la procédure grâce aux revenus dont il conserve la libre disposition ou être recouvrées par la procédure de paiement direct ou de recouvrement public des pensions alimentaires” (« Le nouveau droit des entreprises en difficulté : acte II Commentaire de l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 », JCP G n° 6, 4 Février 2009, doctr. 110).

 

Reste que l’unanimité ne régnait pas en doctrine ; ainsi par exemple, le Professeur Roussel Galle estimait pour sa part que « la créance alimentaire échappe à l’interdiction des paiements et à l’obligation de déclaration, qu’elle soit antérieure ou postérieure, les textes ne distinguant pas. En toute logique, la créance alimentaire devrait également échapper à la règle de l’interdiction des poursuites individuelles, même si l’article L. 622-21 est silencieux sur cette question (« Les retouches apportées aux règles de l’interdiction des poursuites individuelles et de l’arrêt des voies d’exécution », GDP, 10 mars 2009, p. 21).

 

Un arrêt du 13 juin dernier tranche la discussion et permet d’y voir plus clair (Cass. com. 13 juin 2019 (n° de pourvoi: 17-24587). En l’espèce, selon un schéma classique, un mari est mis en liquidation judiciaire après son divorce ; son ex-femme déclare une créance de prestation compensatoire avant de se désister de sa déclaration et de saisir le juge-commissaire d’une requête afin d’obtenir, sur les fonds détenus par le liquidateur, le paiement d’une provision à valoir sur cette créance. Dans son pourvoi, elle fait grief à l’arrêt d’appel de rejeter sa demande de provision formée contre le liquidateur (qui en appelait aux commentaires précités de la doctrine) alors que les interdictions de payer qui concernent les créances antérieures à l’ouverture de la procédure collective ne sont pas applicables aux créances alimentaires, qui doivent être payées sans devoir être déclarées au passif du débiteur ; que ce paiement peut être réalisé sur l’ensemble des fonds du débiteur, même sur ceux affectés à la procédure collective ; qu’en considérant au contraire que la créance alimentaire ne pouvait pas être recouvrée sur les sommes et actifs soumis au dessaisissement, la cour d’appel a violé l’article L. 622-7 du code de commerce dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008, ensemble l’article L. 622-24 du même code.

 

Le pourvoi de l’épouse sera rejeté : « attendu que la créance née d’une prestation compensatoire, qui présente, pour partie, un caractère alimentaire, si elle échappe à la règle de l’interdiction des paiements, demeure soumise à celle de l’interdiction des poursuites ; que, dès lors, en cas de liquidation judiciaire de son débiteur, elle doit, en principe, être payée hors procédure collective, c’est-à-dire sur les revenus dont celui-ci conserve la libre disposition, ou être recouvrée par la voie de la procédure de paiement direct ou de recouvrement public des pensions alimentaires, sans que son règlement puisse intervenir sur les fonds disponibles dans la procédure ; que le créancier d’une prestation compensatoire peut cependant, et en outre, être admis aux répartitions, mais à la condition qu’il ait déclaré sa créance, comme il en a la faculté, la participation d’un créancier à la distribution de sommes par le liquidateur étant subordonnée à la déclaration de sa créance, sauf dérogation légale expresse, laquelle ne résulte pas de la simple absence de soumission des créances alimentaires aux dispositions de l’article L. 622-24 du code de commerce prévue par le dernier alinéa de ce texte, ce dernier n’ayant ni pour objet ni pour effet de permettre à leur titulaire de concourir aux répartitions sans déclaration de créance ; qu’ayant relevé que l’épouse avait renoncé à la déclaration de sa créance pour saisir le juge-commissaire d’une demande de provision à valoir sur le montant de celle-ci payable sur les fonds détenus par le liquidateur, c’est à bon droit que la cour d’appel a rejeté cette demande ».

 

Comme hier, le créancier d’aliments dispose donc d’une option : ou bien il décide de ne pas déclarer sa créance ; cette faveur, désormais législative, ne lui permet pas pour autant de saisir les biens dans la procédure : il est soumis à l’arrêt des poursuites et ne peut, précise la Cour de cassation, être payée que « hors procédure collective », c’est-à-dire sur les biens qui ne figurent pas dans le périmètre de la procédure. Certes rappelle la Cour de cassation, le créancier d’aliments est légalement dispensé de déclarer par l’article L. 622-24 du code de commerce, mais il n’est pas légalement autorisé à participer aux répartitions sans déclaration : ce texte n’a « ni pour objet ni pour effet de permettre à leur titulaire de concourir aux répartitions sans déclaration de créance ». Concrètement, ce créancier hors procédure, parce qu’il ne déclare pas, n’aura action que sur les biens hors procédure.

 

La créance d’aliments, précise l’arrêt rapporté, ne pourra être payée que « sur les revenus dont (le débiteur) conserve la libre disposition, ou être recouvrée par la voie de la procédure de paiement direct ou de recouvrement public des pensions alimentaires, sans que son règlement puisse intervenir sur les fonds disponibles dans la procédure ».

 

On retrouve ici l’idée d’un patrimoine « composé de sous-ensembles » qui coexistent (C. Vincent, Créance alimentaire, jurisprudence et loi de sauvegarde des entreprises, D 2006, p. 1960), inaugurée par la jurisprudence de 2003, mais dont le maintien était discuté depuis 2008. Le paiement, quel qu’en soit le mode (volontaire ou forçé) ne peut se faire qu’avec des fonds hors procédure : le débiteur pourra, s’il le veut, payer avec les fonds laissés à sa disposition (par exemple la partie insaisissable de son salaire s’il est devenu salarié) ; à défaut, le créancier pourra mettre en œuvre les procédures d’exécution spéciales aux créanciers d’aliments mais seulement, précise la Cour de cassation, sur ces fonds « hors procédure » dont le débiteur a la libre disposition.

 

On mesure ainsi la faveur faire aux créanciers d’aliments ; certes, ils peuvent ne pas déclarer leur créance ; certes, ils ne sont pas soumis à la règle de l’interdiction des paiements ; pour autant, on ne peut dire, comme l’imaginait parfois la doctrine, qu’il y a « effacement du droit des entreprises en difficulté devant le droit civil de la famille » (R Chendeb, art. préc.) ; ils sont soumis à la discipline collective que traduit la règle traditionnelle de l’interdiction des poursuites et ne peuvent faire valoir leurs droits sur les biens dans la procédure qu’en passant par la porte de la déclaration de créance.

 

Dans ce cas, seconde branche de l’alternative offerte au créancier d’aliments, il « rentre dans le rang » et se trouve « rattrapé par la règle de l’égalité des créanciers » (A. Lienhard, préc. D 2006, p. 1681). Il ne peut donc comme en l’espèce demander une provision sur les fonds entre les mains du liquidateur si dans le même temps, il dit renoncer à sa déclaration de créance ; c’est dire l’erreur de stratégie commise par le conseil de l’épouse : pour prétendre faire valoir ses droits sur les biens dans la procédure, il faut déclarer.

 

Est-ce cohérent ? Techniquement, rien n’impose juridiquement d’écarter pour un même créancier toutes les règles de la discipline collective ; en d’autres termes, un créancier peut être dispensé de déclarer sa créance tout en étant soumis à l’arrêt des poursuites (v. F Pérochon, Entreprises en difficulté, LGDJ, 10 ème éd. n° 609 ; comp. Roussel Galle, préc. GPC 10 mars 2009, p. 21, n° 8). De ce point de vue, force est d’admettre que l’article L 622-21 (contrairement à l’article L 622-24) ne précise pas in fine que la présente disposition ne s’applique pas aux créances d’aliments. De même doit-on admettre comme l’écrit la Cour de cassation, que ces créanciers spéciaux ne sont pas « légalement autorisés à participer aux répartitions sans déclaration ». La question fondamentale n’en reste pas moins posée : la faveur législative faite au créancier d’aliments doit -elle aller jusqu’à remettre en cause les objectifs de la procédure (notamment en lui permettant de saisir tous les biens du débiteur, y compris ceux dans la procédure) ? La réponse n’est pas technique mais politique. Concrètement, il s’agit de se demander, par exemple, si l’ex-conjoint du débiteur peut poursuivre le paiement de sa prestation compensatoire, quitte à remettre en question tout espoir de sauvetage de l’entreprise. Pour l’heure, la Cour de cassation considère que le législateur a sagement dit non.

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